Récit de Robert Carrier
05 janvier 2005
Une tranche de vie au Cambodge
Au Cambodge depuis quelque temps, j’écris régulièrement à des amis. J’ai une petite liste de 48 noms de personnes que j’inonde de mes récits et divagations. Cela tient du genre récit de voyage, mais très souvent, c’est tout autre chose: réflexions, divagations, rêves, et tellement d’autres choses.
Ce matin j’écrivais.
Aujourd’hui, j’envoie quelques souvenirs de cette petite vacance dans la province de Ratanakiri, au Nord-est du Cambodge. Des notes de voyage et réflexions. Cela s’est passé entre le 21 décembre 2004 et le 4 janvier 2005.
Le 21 décembre 2004.
Voilà, nous sommes en route. Il est 8h00, nous venons de quitter Phnom Penh, mais pas sans être passé par le magasin d’alimentation où nous prenons un porto et quelques bouteilles de vin rouge. Et quelques biscuits. Et en route vers cette nouvelle aventure. Il faut le dire, je me répète, mais nous sommes heureux de faire ce voyage.
J’aime revoir ces paysages que je connais maintenant le long du Mékong, ces vastes champs de riz, à perte de vue parfois. Le riz est maintenant jaune et on le récolte. Ici et là, on voit des dizaines de personnes, penchées sur les champs, la petite houe à la main; on coupe le riz et on empaquette des gerbes de riz. On les entasse sur des charrettes tirées par des bœufs, jusque où, je ne sais trop.
Je questionne Hom, et nous parlons riz. Il y a des riz légers, qui mettent trois mois pour atteindre la maturité dans les champs avant la récolte, et des riz lourds, qui sont de 5 à 6 mois dans les champs. Les premiers poussent mieux dans beaucoup d’eau, les autres peuvent se contenter de moins. Il y en a aussi des gros, et puis des minces, des longs, et puis des courts. Des jaunes, et puis des noirs. Il y en a des centaines de sortes en plus de ces distinctions de départ. Je dis ok, ça suffit. Mais lesquels aimes-tu le plus, lui demandai-je? Les légers, dit-il, assez longs, et tendres, qui feront une pâte bien gluante, comme je l’aime. Alors, d’accord, mais encore.
Et il continue. Il y en a des sauvages, avec une petite queue au bout, et il y en a des « qui flottent ». Je lui demande de m’expliquer. On les sème à la volée, comme ça sur la terre, et quand viennent les pluies, ils se mettent à pousser, et tout à coup à flotter au-dessus de l’eau. On en voit surtout dans les régions de Battambang et de Kompong Tom; ils sont utiles dans la production de vin, mais surtout, on le donne à manger aux cochons. Il n’est pas très bon pour la consommation humaine.
Puis il y a le faux riz, dit-il; et le voilà qu’il arrête le véhicule et qu’il m’entraîne sur le bas-côté; il cherche du faux riz et il me le montre. C’est vrai on dirait du vrai riz; il presse même un des grains, et il s’écoule de celui-ci un petit lait; exactement comme le fait le vrai riz. Mais il est faux. Ce qui veut tout simplement dire qu’il est impropre à la consommation.
De chaque côté de la route, ce sont des milliers d’hectares en culture de riz, on voit des cueilleurs partout; et peu à peu je commence à faire des différences entre les diverses productions; au fur et à mesure que mon professeur me les indique. Et tout à coup je distingue ce que déjà quelqu’un m’avait dit : certaines productions sont ratées; le riz est jaune, les épis sont très épars, on a manqué d’eau cette saison. Anneli a appris aux informations télévisées que le gouvernement interdisait les exportations de riz cette année. Mais en même temps, dit Hom, c’est trop instable comme marché, on enlève alors une bonne part du revenu des producteurs qui manquent d’argent pour amorcer la prochaine saison parce qu’ils ne peuvent acheter les semences.
Mais ces milliers d’hectares de terre, lui demandai-je, à qui appartiennent-ils? À des petits paysans, dit-il, puisque après la période Pol Pot, durant laquelle toutes les terres avaient été réquisitionnées par l’État, il y eu une redistribution des terres qui tenait compte aussi des anciens titres de propriété. La plupart des paysans ont reçu 1 ou 2 hectares; et cela s’avère aujourd’hui nettement insuffisant, compte tenu que les familles ont grandi et que les successions se séparaient des morceaux de terre de plus en plus petits. Alors plusieurs vendent leur parcelle et vont à la ville recommencer une nouvelle vie; plusieurs s’achètent par exemple une petite moto pour faire du transport de personnes, on les appelle les moto-dops, ou de marchandises. Cela fait que certains paysans un peu plus riches peuvent acheter les morceaux de terre de leurs voisins, et deviennent encore plus riches.
C’est drôle, j’aperçois justement une de ces motos qui transporte un sommier de grand lit. Il faut le voir, le sommier placé en travers de la moto, sur le siège, tout juste derrière le conducteur. Imaginez seulement comment on peut maintenir l’équilibre; à 30 kilomètres heure, un double équilibre en fait, soit celui d’avant en arrière, et celui de chaque côté. Imaginez maintenant que la moto rencontre un camion qui roule à 60 kilomètres heure et le déplacement d’air que cela provoque. C’est assez invraisemblable.
Je remarque que les mares d’eau que l’on voit tout au long de la route sont envahies de fleurs de lotus géantes, les feuilles doivent avoir 50 centimètres de large. Je dis ma surprise à Hom; mais en même temps je lui demande quelle est l’utilité de ces fleurs de lotus en dehors du fait qu’on les offre souvent aux bonzes dans les cérémonies religieuses. Mais tout se mange dit-il dans cette plante, hormis la fleur qui est décorative. Il y a les fruits; et sur l’entrefaite il s’arrête à un kiosque tenu par une jeune fille. Elle vend justement ces fruits; j’en achète quatre, que nous mangeons tout en roulant. Le fruit est assez étrange; c’est un cône vert d’environ 10 cm de long et de 25 cm de diamètre à la plus grosse extrémité. On dirait une enveloppe de caoutchouc; on doit d’abord la briser, puis on découvre que les petites pointes piquantes à la surface du fruit, il y en a à peu près vingt-cinq, sont elles-mêmes de petits fruits, on dirait des noisettes allongées. On enlève une peau qui les recouvre et on découvre une sorte de petite noix, un peu laiteuse, exactement comme une noisette fraîche, mais en plus mou. C’est excellent, on prend le temps, on grignote deux de ces fruits. Mais ce n’est pas tout dit Hom, nous mangeons aussi les racines, et lorsque elles sont assez grosses, on les bourre de riz gluant et on fait frire le tout. Avec les feuilles si grosses, dont vous parlez, nous faisons des enveloppes qui nous permettent aussi de faire cuire le riz, auquel nous ajoutons une viande ou un poisson. Nous mangeons aussi les jeunes pousses de lotus en salade. C’est évident, nous ne prêtons pas assez attention à tout ce que la nature nous offre et que nous dédaignons, faute de savoir les apprécier. Et je raconte à Hom ces quantités incommensurables de champignons que l’on trouvait sur mon terrain à St-Anaclet et que j’ai su apprécier qu’avec l’arrivée de Anneli dans ma vie. Elle-même en Finlande est une ramasseuse chevronnée de champignons. Elle a vite fait au Québec de s’acheter un livre sur les champignons et m’enseigner une partie de ses connaissances.
Un peu plus loin, je ne sais pas si Hom sentait mon appétit de connaissances pour la nature de son pays, et c’était lui pourtant qui avait mis l’étincelle ce matin là, mais le voilà qu’il sort de la route principale, et nous nous engageons dans un tout petit chemin qui nous a amené à une forêt d’hévéas. C’est, me dit-il, une des plus ancienne et en tous cas, la plus grande plantation d’hévéas du Cambodge. Elle appartenait autrefois, au temps des colonies, aux français qui l’avaient développé. Elle est toujours exploité aujourd’hui, quoique avec beaucoup moins de soin, la preuve étant que nous avons vu des centaines d’hectares où le bois est malade faute d’avoir été traité correctement. Quand je lui demande ce qui a manqué, il me parle surtout de cette maladie qui apparaît sous forme de grosses tâches noires sur le bois, et qui a été causée par de mauvaises incisions dans le bois. C’est drôle, dit-il, au temps de la colonie, celui qui était coupable d’une mauvaise incision, était puni sévèrement; il me parle de coupures dans le salaire, mais…
On sait que l’hévéa va produire un latex qui coule dans une légère incision qui est faite dans l’écorce de l’arbre en spirale autour du tronc. Le lait coule de cette incision et descend graduellement jusqu’à un petit récipient placé au pied de l’arbre et que des hommes viennent vider régulièrement. Et l’écoulement goûte à goûte, que cela donne, est assez impressionnant; si je peux faire une comparaison, c’est beaucoup plus rapide que la coulée d’eau d’érable au printemps dans nos érablières au Québec.
Cette forêt d’hévéas où nous sommes est immense et compte plusieurs milliers d’hectares. Ainsi nous nous promenons dans cette propriété pendant une bonne vingtaine de minutes et nous n’en avons jamais fait le tour. Cette propriété, la Chup Rubber Plantation, j’ai vu la pancarte sur le fronton de l’usine, est exploitée aujourd’hui par une entreprise qui appartient à l’État pour une partie, il s’agit de l’usine, et à de petites entreprises villageoises qui sont, elles, responsables de la production. Et son système d’exploitation est assez original. Chaque petit lot d’hévéas, d’une grandeur d’environ 10 hectares, est sous la responsabilité d’une famille, ou petit village, et est géré par un chef de groupe qui organise le travail, répartit les tâches et est responsable de l’acheminement à l’usine qui se trouve placée au centre de la propriété. Il y en a des dizaines et des dizaines de petits groupes de producteurs comme ceux-là sur la propriété.
Nous arrivons à Kratie vers 14h30. Il règne une quiétude presque absolue et parfaite au bord du Mékong, le contraste est frappant avec Phnom Penh. Nous venons d’arriver au calme; nous sommes déjà à 340 kilomètres de la ville capitale et c’est évident. J’ai même cette impression que les gens marchent plus doucement; les motos circulent moins véhémentement, oui nous trouvons déjà ce que nous recherchions, plus de calme, plus de solitude, moins de monde.
Il n’y a plus de bruit. Le soleil est déjà bas au moment où j’écris ces lignes, nous sortirons bientôt pour le voir disparaître à l’horizon de l’autre rive du Mékong. Je sors prendre une marche. Dans la rue près du marché, un jeune homme me hèle, me posant les questions habituelles : « Where are you from? What nationality? Where do you go?… ». Je vois bien qu’il vend des montres, toutes plus brillantes les une que les autres; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il me demande de plus où nous logeons, et combien nous payons pour une nuit. Nous payons cher que je lui réponds, et c’est là qu’il annonce qu’il a une « guest house » et des chambres à 2.50 $ ou 3.00 $ la nuit; puis il m’invite à consulter le menu du restaurant qui est tout juste derrière lui. Pour m’en débarrasser finalement, je demande qu’on m’apporte une bière; et je lirai le menu. J’ai ma bière, mais en prime on m’apporte quelques nems; c’est gratuit dit-il. Finalement il retourne à son commerce de montres et c’est un autre membre de la famille qui vient me faire la conversation. Il apprend l’anglais et il veut le pratiquer avec moi. Derrière lui, un peu à l’écart, la mère sans doute qui est toute attentive à notre conversation et qui sourit. Oui, vraiment, c’est une entreprise familiale.
Brusquement j’entends : « Hé, le québécois »; je regarde venir un grand gars qui me salue en québécois : « Salut, comment ça va? Qu’est-ce que tu fais icitte? » Je me fais souvent cette remarque que le monde est petit; et voilà que ça m’arrive encore une fois. C’est le garçon qui commerce les montres qui lui avait dit que j’étais du Québec. On bavarde bien sûr, mais ça ne clique pas; cela n’ira pas plus loin. Il est de Montréal, et en vacances pour six mois, me dit-il, étant donné qu’il travaille dans les jardins de la Ville de Montréal. Je ne vois pas le rapport, mais…
Je rentre à l’hôtel retrouver Anneli qui fait la sieste. En arrivant, je trouve la terrasse de l’hôtel si calme, et une paix si totale aux alentours que je commande une bière et observe le soleil couchant. Déjà, il n’est que 4 heures et il miroite de milles lumières dans l’eau qui ondule et produit comme des scintillements lumières d’argent. Une sorte de mélancolie s’empare de moi, c’est inévitable; des sentiments doux, des rêves, des imaginaires secrets, des musiques de chambre, me montent à la tête. C’est un merveilleux moment. Tout est harmonieux.
Le soir nous allons dîner au Red Sun Restaurant. Il porte bien son nom car nous venons d’assister à un coucher de soleil magnifique, rouge comme le feu et qui laisse sa trace dans le Mékong; on dirait le sillage laissé par une fusée. Finalement, le soleil s’était allongé, mort tout doucement dans le Mékong, sous l’œil attentif de d’autres touristes qui comme nous le regardaient s’évanouir, tout en prenant quelque clichés.
Ce restaurant est très couru par les expatriés, et nous ne le savions pas. Nous avons été attirés par une ambiance très sympathique qui se dégage de l’intérieur que nous apercevons du trottoir, tables en bois sculpté, chaises en rotin, nappes multicolores, une petite chandelle sur chaque table, très « cosy », diraient les Anglais, avec de belles murales, des photos, une librairie de seconde main aussi. Je crois bien que le propriétaire est un Anglais.C’est une femme indienne et un homme français, qui mangent tout à côté de nous, qui nous l’apprennent. Ils nous disent de plus qu’ils servent d’excellents desserts. Je comprends alors pourquoi ils avaient commandé deux desserts tout de suite en arrivant. Cela m’avait intrigué. Ils avaient d’abord commandé des desserts qu’ils avaient laissés de côté. Puis ils avaient demandé le plat principal; et finalement ils avaient mangé normalement. Mais il faut sans doute le redire : les desserts au Cambodge, c’est un vrai désastre pour nous. L’Indienne et le Français travaillent pour « Partners for Development », c’est leur endroit préféré, et ils commandent toujours les desserts en avance, parce que souvent le restaurant est assailli pour cette raison; et il risque d’en manquer. Nous mangeons ce soir là un de nos meilleurs repas khmers, pour ma part, une soupe khmer, citronnelle et poisson, pour Anneli, un curry aux légumes.
Le 22 décembre 2004.
Le matin, nous nous empressons d’aller prendre notre petit déjeuner au même restaurant. Et nous ne sommes pas dessus. La baguette française et les œufs au plat anglais répondent parfaitement à ce que l’on attend de ces nourritures. La baguette est croustillante, chaude même, et les œufs sont gorgés d’un jaune savoureux. Et le café est excellent, et servi généreusement.
Avant notre départ nous assistons à une pêche qui nous paraît miraculeuse. Les pêcheurs sont sur un bateau amarré juste en bas de notre hôtel sur le Mékong; ils viennent de remonter leur filet immense, accroché au bout de deux mats posés en triangle à partir des deux extrémités de l’arrière du bateau. Ces mats forment une sorte de treuil qui sert à hisser hors de l’eau, des centaines de poissons qui se tortillent tout au fond du filet pour essayer de s’échapper. Le Mékong est généreux. Je me rappelle alors ma soupe de poisson mangée la veille au restaurant, une soupe de poisson frais, pour sûr.
Et nous voilà en route pour une dernière étape en direction de la ville de Stung Treng. La route est difficile. Au départ de Kratie, elle est étroite avec des maisons sur pilotis qui s’avancent jusque au bord de la route. Par la suite, nous arrivons en pleine campagne et là, ce sont les travaux de reconstruction de la route qui rendent le trajet encore plus difficile. Ce sont le Chinois qui offrent cette nouvelle nationale 7 au Cambodge, un cadeau. Mais nous rencontrons 6 ou 7 tronçons de route d’une dizaine de kilomètres chacun, et qui sont en travaux. Bulldozers, grattes, pelles, camions; et d’énormes trous et tranchées laissés un peu partout. Mais la route sera belle. On ouvre la forêt sur une largeur de 35 mètres au moins, et on a commencé le remplissage avec des graviers et sables locaux. Mais ce n’est pas vraiment un gravier; c’est plutôt du sable. On en amène des couches d’environ 50 centimètres à la fois, puis on envoie ces machines à gros rouleaux qui viennent compacter le sable. Après trois ou quatre couches comme ça, le chemin s’est élevé, des fossés apparaissent alors de chaque côté, et la surface du chemin est lisse et dure. Circuler là-dessus est un vrai plaisir, on fait du 100 à l’heure; mais évidemment ça ne dure pas.
Au total, nous mettons 4h30 pour atteindre Stung Treng. Nous voilà arrivés dans une autre ville semblable à Kratie. Ce sont, l’une comme l’autre, deux villes au charme suranné, qui semblent des villes de bout du monde, mais qui nous envoûtent un peu. Est-ce le calme qui se dégage, le taux d’activité qui est si bas, le peu de motos dans les rues, les gens qui déambulent si doucement? Je ne saurais dire. Mais chose certaine, on ne se sent pas bousculé ici; on voit qu’on a le temps de prendre le temps. Et c’est ce que nous faisons en attendant le soir, après avoir trouvé un hôtel.
Plus tard Hom vient nous voir et nous dire qu’il a acheté du chevreuil, il nous invite, il dit qu’il n’a plus qu’à trouver un restaurant qui acceptera de nous le faire cuire. Le rendez-vous est fixé à 18 heures. Mais vers 17h30, il revient nous trouver, il est déçu, mais il n’a pu trouver personne qui a accepté de cuire le chevreuil. Qu’à cela ne tienne lui dis-je, on trouvera bien un moyen de le faire cuire sur la route demain; on peut toujours se débrouiller car Hom a un petit poêle à gaz. Il dit qu’il a acheté de la glace pour conserver la viande. C’est parfait.
Le soir, nous allons manger au restaurant chez Dara; on lit sur l’écriteau à la porte que M. Taing parle français. Évidemment M. Taing est absent. Mais le repas khmer est excellent, je dirais, encore une fois. Excellent porc à la mode thaï, et un riz aux légumes. Nous nous couchons tôt; il n’y a vraiment rien à faire le soir dans une ville comme celle-là; aussi avons-nous de longues occasions de lire. Comme nous n’avons ni journaux, ni télévision, ni aucun café Internet dans ces villes du bout du monde, c’est du bonheur en boite, de calme, de moments de lecture, de temps de réflexion, et de temps de repos. Nous prenons tout cela à la fois; si cela était possible, nous en ferions une indigestion. Mais on n’a jamais vu cela des indigestions de calme. Et c’est heureux.
Le 23 décembre 2004.
Nous nous levons tôt, nous anticipons déjà nous retrouver à Ban Lung, but ultime de cette retraite du temps des fêtes. Mais la journée sera belle et agréable. La route n’est pas si mauvaise, nous mettrons 4h30 pour faire les 160 kilomètres qui nous séparent de cette ville.
Vers 10 heures, nous arrêtons dans un café restaurant et prenons, moi un café, Anneli, un jus. Hom lui préfère discuter avec la madame propriétaire; il a mille questions à lui poser sur les plantes médicinales. Pourquoi elle? Et pourquoi ce matin? C’est que nous venons justement de discuter de tout cela en venant sur la route. Hom connaît beaucoup de choses sur cette question. Il ne se lasse pas de nous expliquer ce qu’on peut faire avec les plantes de son pays. Et comme c’était le cas ce matin il nous a décrit une recette faite à base de feuilles d’un arbre qu’il vient juste de reconnaître le long de la route. Et le voilà qu’il nous explique comment on fait bouillir ces feuilles jusqu’à ce que l’eau soit complètement évaporée. Ce qui reste alors au fond du plat, c’est une sorte de pâte informe qu’il presse et forme en petits carrés, qu’il fait sécher dans un premier temps, et qu’il découpe ensuite en cubes de 1 centimètre de côté. Ce sont pour lui des comprimés qu’il va dissoudre plus tard dans l’eau et qu’il va prendre pour guérir des maux de ventre et autres maladies, comme la dysenterie par exemple. La madame qu’il questionne pendant une bonne demi-heure va lui fournir de nombreux renseignements; et Hom note tout cela sur un morceau de papier. Il est très sérieux dans une démarche comme celle-là.
En route, nous nous arrêtons vers midi dans ce qui semble être un petit boui boui. C’est tout simple, un peu déconcertant tellement c’est un foutoir, deux tables en bois dont le dessus est si sale qu’il coupe un peu l’appétit, 3 ou 4 chaises de plastique, quelques poules qui picorent autour de nous, des branches, des gravats, des papiers qui traînent partout, et une femme qui n’a pas l’air très en forme, mais qui accepte que Hom fasse cuire sa viande sur la table khmer habituelle. Il utilise son petit poêle. Elle le regarde faire, tout comme une ribambelle d’enfants autour d’elle, ils sont au moins dix.
Je demande si on peut trouver de la bière, et c’est une toute petite fille qui part à bicyclette nous en chercher. Où? Je ne sais pas, car il y a tout au plus une dizaine de paillotes comme celle-là dans le coin. Mais elle revient avec de la bière. Anneli emprunte un petit pot en plastique à la dame et elle place ce qui reste de la glace qui conservait la viande, dans ce pot avec une bière. C’est comme ça que nous rafraîchirons une à une nos trois bières que nous partageons Hom, Anneli et moi.
Puis, je me sens un peu moins gêné au fur et à mesure que les enfants nous regardent, et rient. Et je me décide à prendre quelques photos, et surtout, à vidéoter. Les images que je retiens dans de tels cas sont celles de la vie, des visages des enfants, de la femme qui a l’air triste. Anneli se sentait gênée que l’on mange devant eux de la viande, dont cette famille doit être privée plus souvent qu’à son tour. Et ce n’est que le soir qu’elle me l’a dit. Mais je n’avais pas eu ce sentiment; peut-être que parce que déjà j’avais imaginé payer la madame, comme si nous avions mangé dans son boui boui; évidemment j’ai payé plus que cela; mais aussi évidemment je n’ai pas osé payer trop pour ne pas avoir l’air de cet idiot de touriste con qui s’imagine qu’on peut tout payer; même sa déculpabilisation. Mais je sais que mon sentiment était simple et généreux. Puis j’ai aimé ce moment passé là, environ une heure, sous l’auvent de toile toute fendue d’un boui boui cambodgien à l’air si grotesque. Mais je crois bien que j’étais profondément heureux du calme et de cette vie si simple qui avait l’air de régner là. Je vois encore les enfants qui trottinent autour de nous, et qui s’émerveillent quand je visionne pour eux et leur montre les images que je viens de prendre sur la caméra vidéo. Ça a toujours de l’effet, je sais ça. Mais ils sont toujours si heureux et si intrigués de voir ces images, de se voir surtout; ils s’amusent aussi avec la caméra quand je prends des images, ils viennent placer leur main devant le viseur et constatent que leur main a été filmée; et ils rient de ceux-là qui sont devant la caméra, qui ne se voient pas, mais qu’eux voient. Alors là, c’est la ritournelle, ils viennent tous derrière moi, et je n’ai plus personne devant moi à filmer. Alors je me retourne brusquement pour les filmer, et ils courent en rond autour de moi pour essayer de voir les images que je prends. Tout cela finit par être un jeu, et l’atmosphère est bonne. Les enfants se sont bien amusés un instant; c’est déjà ça.
Nous arrivons à Ban Lung vers 14h30. C’est vrai, la ville fait un peu « western », tellement elle semble assoupie sous des tonnes de poussière rouge. Il y en a partout, sur le toit des maisons, sur les autos, les vêtements des gens, sur les arbres, palmiers, cocotiers et buissons; et quand les autos, motos et camions circulent, ce sont des milliards de grains de poussière rouge qui envahissent l’air. Les nuages que tous ces véhiculent soulèvent donnent cette vision « western » à la ville; on imaginerait facilement ces boules d’arbustes piquants qui roulent sous le vent dans des rues abandonnées des villes de l’ouest américain, ou un Clint Eastwood, ou d’autres brutes et truands, tels qu’on les a vus dans les « western spaghetti » surgir du coin de la rue; et on ne serait pas surpris. C’est drôle comme ces images sont fortes qui vous viennent à l’esprit dans un moment comme celui-là. Mais déjà je suis derrière ma caméra vidéo et j’essaie de saisir ces premiers instants dans le Ratanakiri. Anneli dit que j’en ai oublié la direction de l’hôtel; moi qui me repère toujours si facilement, j’ai perdu la route à suivre. Nous tournons un peu en rond puis nous demandons le renseignement.
Enfin nous arrivons au « Lodge des Terres Rouges »; une belle grande maison à deux étages, toute de rouge vêtue, construite de belles pièces de bois, dans le style khmer authentique. On dit que c’est l’ancienne résidence du gouverneur de la province. Elle a été rachetée par ses propriétaires actuels, le français Pierre Yves Clais, et Chenda, son épouse qui est d’origine khmère.
L’accueil est attentif, on nous indique notre suite. La chambre est bien décorée, d’objets et de tableaux typiques du pays. Le mobilier, lit, chaises, tables, paniers pour les papiers, garde-robe, les draperies, les couvre-lits tout est authentique, tout est de style khmer, et aussi chinois. Et tout est si propre, c’est un véritable havre de paix et de tranquillité. La vacance que nous recherchions, de repos et de calme anticipés, est au rendez-vous. Nous respirons déjà notre bonheur pour ces dix prochains jours. Nous n’avons plus aucun doute.
Nous faisons le tour de la propriété, un petit saut au bar et à la salle à manger, tous deux lovés sous les arbres, palmiers, bananiers, et sous des dizaines d’arbustes à fleurs; oui, le décor est magnifiquement planté. Nous allons au premier étage où nous accédons à un grand salon, il y a une télévision, un paquet de cassettes vidéo et une bibliothèque bourrée de livres; si le cœur nous en dit, il n’y aura pas de temps perdu. Du bonheur en boite, comme j’aime à dire.
Nous discutons avec les propriétaires le soir à la salle à manger; nous parlons du Cambodge que nous commençons à découvrir; Pierre Yves y vit déjà depuis 12 ans; nous sentons comme il apprécie ce pays et ses gens; nous parlons de films, comme S-21, de livres comme ceux de Bizot, Ponchaud et autres. Ils nous aident déjà dans nos choix de randonnées dans cette région. Ils nous aident aussi dans notre découverte du Cambodge. Nous en reparlerons demain. Il me dit également qu’il a un livre écrit par un ethnologue et portant sur les tribus de cette région, et qu’il peut me le prêter.
Au repas, c’est l’avant-veille de Noël, c’est notre premier jour aux Terres Rouges, nous décidons de fêter un peu tout ça. Nous commandons un bon Bordeaux 92, faisons le choix de deux plats khmers typiques, des légumes sautés pour Anneli, et un plat de porc au gingembre pour moi, tout cela servi avec riz blanc. Des petites bananes au miel au dessert. Si tout le reste de la carte, du service, et de la musique d’ambiance, de la chansonnette française ce soir-là, est à la hauteur de cette première soirée, nous serions bien mal avisés d’aller voir ailleurs. Évidemment nous irons ailleurs, mais c’est pour varier, pour voir aussi comme cela peut être différent. Pour ne pas nous enfermer trop non plus, malgré cet appel pressant dans l’âme, à cocouner aux Terres Rouges. Nous verrons bien.
Le 24 décembre 2004.
Voilà, c’est ce soir la veille de Noël. Les propriétaires des Terres Rouges font une soirée de fête de Noël toute spéciale pour leur famille et tous leurs employés. Grand buffet et soirée dansante prévus. Et ils nous ont invités. Nous acceptons avec joie.
Pendant la journée nous rencontrons Pierre Yves et Chenda et discutons des randonnées possibles. Je crois que nous optons tout de suite pour le trekking de trois jours dans le nord-est du pays, à la frontière du Vietnam. C’est là que nous irons, d’abord en véhicule, puis en pirogue, puis à pied, jusqu’à un premier village de la tribu Jaraï. Le lendemain, marche toute la journée jusqu’à un deuxième village Jaraï. Nous couchons dans ces villages, je ne sais trop où, mais dans des hamacs. Nous avons apporté nos moustiquaires. Il ne semble pas qu’il y ait plus de problème que cela, et que les randonnées de 2 heures la première journée, de 6 heures la deuxième, et de 3 heures la troisième, ne soient pas si compliquées. C’est en montagne, mais les sentiers sont corrects pour le marcheur; pas de lianes à couper, ah!ah!
Puis nous allons en reconnaissance dans la ville « western ». Nous partons à pied, ce n’est qu’à un kilomètre. La ville est la même qu’hier. Je m’amuse à essayer de prendre en photos et en film, un peu de cette poussière rouge. Par exemple, je m’abaisse au peu au ras du sol, j’attends qu’un camion vienne, puis je filme avec zoom avant, le camion et le tourbillon de poussière qui le suit, je filme donc en gros plan le véhicule qui vient vers moi. Cela devrait donner un effet de lenteur et un côté un peu mystérieux. Je filme aussi les motos et leurs conducteurs de la même façon. On verra bien le résultat. Je prends aussi quelques photos que je vérifierai ce soir; surtout afin de voir si les effets recherchés sont atteints.
Nous allons bien sûr au centre de la vie de toutes les villes du Cambodge, c’est-à-dire au marché. Il est très animé, très coloré aussi, surtout à l’entrée où nous retrouvons tous les vendeurs de fruits et légumes. Des montagnes de couleurs toutes bien agencées. C’est un plaisir pour les yeux de voir tout cela; mais le vrai plaisir, c’est de voir ces gens, vivre là, par terre sur des nattes, et discutant sans arrêt. On sent un amour de la vie, une convivialité, un affairisme aussi, dans ces marchés, c’est renversant. Et qu’ils sont beaux ces khmers, filles, femmes et garçons.
Au retour à la maison, nous prenons une première bière, cette bière de Noël, comme dit Anneli. Le serveur nous apporte ça sur notre terrasse qui fait face à une belle partie du jardin, un peu à l’ombre, le soleil est juste au fond. Au calme, quelques cacahuètes, deux « broues » bien froides, qu’est-ce que l’on pourrait demander de mieux? Et nous reparlons encore de ce pays qui nous accueille si généreusement.
Puis nous allons lire un peu. Je termine « Une histoire birmane » de George Orwell, vous savez, cet auteur de La ferme des animaux et de 1984. Dans cette histoire, rien à voir avec le futur, avec des scénarios de catastrophe ou de contrôle technologique et bureaucratique. Orwell nous plonge dans cette époque coloniale du grand Empire Anglais, au début du 20 ième siècle, en Birmanie, dans l’enfer des relations sordides des coloniaux avec ces « jaunes », ces « nègres », ces « sales gens de couleur », ces « êtres abominables et tellement grossiers », ces…
Orwell n’a de cesse de décrire ce monde des colonies dans sa réalité quotidienne, toute petite et navrante de tristesse malodorante, où un peu sous forme d’un sermon pigmenté et scabreux, il nous livre les cinq principaux commandements du « pukka sahib », le blanc et maître anglais, que sont :
Conserver notre prestige.
La main de fer (sans le gant de velours).
Les blancs doivent se serrer les coudes
Cédez-leur un pouce et il vous prendront une aulne.
L’esprit de corps.
Ce sermon, il nous le livre à travers ses personnages et dans un récit fictif, qui ne l’est pas tout à fait. Il est facile d’imaginer que Orwell nous livre un portrait des personnes qu’il a côtoyées pendant son affectation en Birmanie. En effet, Orwell est né au Bengale, dans une famille anglo-indienne, et il s’était engagé dans la police indienne impériale de Birmanie, avant d’en démissionner six ans plus tard afin de se consacrer à l’écriture.
Oui, les portraits et les caractères de ses personnages sont tellement typés, et correspondent si bien à ce que nous savons de tous les empires coloniaux.
Puis je commence la lecture de « Contes d’une grand-mère cambodgienne », de Yveline Féray.
Mais nous attendons presque fébrilement certaine annonce du début de la fête. Sur notre terrasse, nous prenons un petit porto ou deux. Nous sommes dans l’ambiance d’un 24 décembre; c’est Noël, et nous sommes bien loin de notre foyer. Mais heureux de nos découvertes. Et nous pensons à nos enfants, à nos familles, à nos amis. On a fait l’exercice par exemple de retracer nos 12 derniers Noëls et nous y sommes arrivés. Cela nous a bien amusés; on a vu des Noëls à deux, des Noëls en famille, des Noëls avec des amis, ou encore des Noëls avec des étrangers comme celui de ce soir. Mais dans tous les cas, ils sont des Noëls qui contiennent de si beaux souvenirs; ils marquent notre vie.
Quand nous voyons que le buffet a été monté, la salle à dîner est tout près de notre chambre, nous nous approchons et, vite comme ça, nous sommes happés par une femme khmer et son fils, tous deux travaillant pour une organisation internationale de sauvegarde des forêts. On nous invite à nous asseoir avec eux; ce que nous faisons avec plaisir. Notre hôte, Pierre Yves discute déjà avec eux, et c’est avec beaucoup d’intérêt que j’écoute les conversations. Et là, je vous avoue, c’est un éboulis de souvenirs, de jugements tranchés, d’opinions à l’emporte pièce, de noms et de moments liés à l’histoire du Cambodge; je suis suffoqué en l’espace de 15 minutes. Mais suffoqué d’intérêt et de curiosité. Notre aimable khmer est une dame qui a quitté le Cambodge en 1965 pour aller étudier en France, mais qui n’était jamais rentré au pays avant aujourd’hui. Elle a connu tant de gens importants, des Sihanouk, des Chou en Lai, et tellement de ministres khmers, français, espagnols, portugais, chinois, vietnamiens,… qu’on se demande s’il n’y a pas un peu de délire dans tout cela. Mais la conversation est endiablée, un peu fumeuse peut-être; on se demande à quoi cela rime d’en mettre tant sur la table; il y a comme une sorte de nervosité maligne, maladive presque. Peut-être que je ne comprends pas bien ces aventuriers de l’extrême orient.
La soirée s’annonce animée; et elle le fut. Chenda et Pierre-Yves ont organisé cette soirée principalement pour leurs employés et quelques clients dont nous sommes. Nous assistons à la remise des cadeaux à chacun des employés, c’est Pierre-Yves qui joue au Père Noël. Chacun vient chercher son présent; et quand ce sont les filles Pierre-Yves veut leur faire la bise. Mais c’est étonnant comme elle refuse; conforme aux habitudes khmères, le baisé n’est pas une coutume acceptée; alors les filles se rebiffent, disent non, se reculent, se tassent de côté; et tout le monde rie du spectacle. Pierre-Yves en met un peu puisqu’il recommence avec chacune. C’est drôle de voir comme une coutume si simple chez nous peut devenir si compliquée dans un autre pays.
Quand les cadeaux ont été remis, nous sommes priés de passer au buffet; il y a de tout, poissons, viandes, légumes, riz, des brochettes satay. C’est l’abondance; nos hôtes sont généreux. Je commande une bouteille de vin à notre table; puis c’est le tout de Brice d’en faire autant. Brice est le fils de la dame Khmer, ces deux personnes qui travaillent pour une entreprise espagnole de sauvegarde des forêts, et qui sont de passage aux Terres Rouges après plusieurs jours d’exploration en forêt. Puis c’est Pierre-Yves qui commande à son tour du vin, un rosé celui-là, excellent. Chenda ne vient pas à notre table; je crois qu’elle s’occupe attentivement qu’il ne manque de rien à cette soirée. Mais on sait bien aussi que c’est dans les coutumes khmères que les femmes et les hommes soient séparés en des occasions semblables. Cela ne me surprend pas, mais je me dis quand même… Chenda est avec sa famille; en fait une grande partie de sa famille, cousins et cousines, oncles et tantes, forme le personnel principal de l’entreprise des Terres Rouges. C’est un personnel fiable, fidélisé, reconnaissant à Chenda et Pierre-Yves de donner généreusement un si grand nombre d’emplois où les conditions de travail nous semblent très bonnes.
Je veux dire par là que la vie de travail, ici, a l’air bien organisée, chacun vaque normalement et tranquillement à ses occupations; nous remarquons tout cela évidemment chaque jour. À la salle à manger par exemple, le personnel est affable, très attentionné, tous parlent ou bien français, ou bien anglais. Le style et le ton sont de bon goût; l’ambiance qui se dégage est sereine et heureuse. Comme à tous les matins, je prends tellement de plaisir à me lever et à me diriger vers la salle à manger; je sais qu’un café chaud et fort m’y attend. C’est drôle, je commande chaque jour mes deux œufs au plat, moi qui autrement n’en mange jamais; mais je demande aussi ma baguette française, qui arrive toute chaude, et mon yaourt, et mon jus d’orange. Du bonheur en boite dès le lever du jour; nous sommes toujours à la salle à manger très tôt, vers 7h15- 7h30.
Le matin pour moi a toujours été le meilleur moment de la journée; et c’est d’autant plus le meilleur moment si cela peut se passer à l’extérieur. Toute ma vie j’ai eu de la résistance à entrer à l’intérieur de l’université où je travaillais. Je voulais demeurer dehors, au plein air. Je me souviens de l’habitude que j’avais de garer mon auto le plus loin possible dans le stationnement de l’université afin de jouir quelques secondes de plus de l’air ambiant. À Rimouski il me semblait respirer l’air de la mer, ou encore celui des grands froids du nord-est québécois. À la maison, avant mon départ, c’était encore pire. Des fois je m’attardais exprès, je démarrais l’auto, puis je marchais dans le sentier qui menait à la route, ou je faisais le tour des bâtiments; ou encore je ramassais des champignons quand c’était la saison. À ce moment là, j’éteignais le moteur; je me souviens même d’être revenu dans la maison me faire une omelette baveuse aux cèpes. Je retardais mon arrivée à l’université d’une bonne heure; c’est drôle, parce que je petit déjeunais deux fois. Oui, rien n’a jamais valu ces moments intenses de la matinée. À Massies aujourd’hui, c’est pareil, rien ne vaut le moment de prendre mon café sur le coin de la terrasse, au bord du Gardon, tout en scrutant le paysage, et voir si les Goûts ne sont pas déjà au travail dans le champ qui nous fait fasse, et où ils sèment des oignons et entretiennent un grand potager.
Mais je reviens à cette soirée de Noël. Peu à peu les discussions se sont bien animées; puis ce fut la danse. À la façon typiquement khmère, tous dansent séparément, en tournant autour du poteau central de la salle à manger, bougeant doucement, le corps ondulant, les mains et les bras s’agitant mollement vers l’avant et de côté, à l’horizontale, et dans des mouvements tout en courbes, en flexions et contorsions des mains et des doigts, faisant des gestes des milliers de fois répétés et empruntées aux danseuses apsaras. Les quelques clients expatriés présents se joignent au groupe et copient magiquement les mêmes gestes et mouvements. La soirée va s’achever peu à peu. Tout le monde a l’air réjoui, personne n’a jamais haussé le ton d’aucune façon; pour être plus direct, personne ne s’est saoulé la gueule.
Le 25 décembre 2004.
C’est une journée de repos complet. Nous n’avons aucun projet, et n’en voulons organiser aucun. Le petit déjeuner toujours si agréable sur la terrasse est suivi d’une période de lecture. Je continue celle des contes et légendes d’une grand-mère cambodgienne; c’est fascinant ces histoires où la trame principale souvent est celle de la vie de petites gens, d’origine modeste, qui un jour rencontrent un génie qui leur garantira un bonheur qu’ils n’ont jamais connu, si ils peuvent passer une certaine épreuve. Ce sont des histoires de cendrillon et des milles et une nuits, mais racontées à l’orientale, où les dieux, les rois et les génies et la spiritualité et l’animisme occupent une grande place. Toutes des histoires merveilleuses de gens qui se transforment en animaux, ou à l’inverse, d’animaux qui prennent forme humaine.
Puis je prends un roman policier. C’est bref, c’est rapide, l’histoire est un peu alambiquée, mais ça se lit tout seul. Ça détend, c’est tout ce que je recherche. Un petit porto avec ça, merci madame, c’est la vie qui coule tout doucement.
J’avais demandé à Pierre-Yves de m’accorder une entrevue que je filmerais, faute d’avoir avec moi mon magnétophone. Il est d’accord. L’entrevue ne va durer qu’une demi-heure, il doit partir avec Chenda et les enfants pour une promenade à dos d’éléphant. Mon intention n’est pas encore tout à fait arrêtée; mais j’aimerais bien à travers mes récits et divagations relater avec le plus d’exactitude possible, les histoires de vie de certaines personnes vivant au Cambodge. Le choix de Pierre-Yves m’est venu à l’idée à cause de sa grande connaissance du Cambodge et de son aventure personnelle ici depuis une douzaine d’années. Mais je pense aussi à faire des entrevues avec des cambodgiens. Je pense à Hom, à Kantay, à Pani, à la directrice de l’AFESIP, Somaly Man. Quand ce ne serait que quelques réflexions, souvenirs, opinions personnelles, jugements de toutes sortes; tout cela m’intéresse. J’oblige alors ces personnes, par mes questions, à dévoiler un petit peu du mystère qui entoure ce pays qui m’est étranger, et que je cherche à découvrir. Je reviendrai avec un chapitre spécial sur ces entretiens.
Ce soir du 25 novembre 2004, jour de Noël, nous sommes invités chez les beaux parents de la cousine de Hom, pour un dîner en famille. Nous y allons vers 5 heures afin de profiter de la lueur du jour pour voir un peu la propriété. Car ils ont un grand terrain, semble-t-il, et une petite forêt d’hévéas. Je veux apporter quelque chose; je suggère à Hom que nous trouvions un magasin qui vend des jarres de vin de riz. Je me dis que pour la famille où nous allons ce serait opportun, tellement je soupçonne qu’ils sont nombreux. Finalement nous avons trouvé une jarre de 10 litres de vin de riz.
L’accueil dans la famille est sympathique. C’est la mère de la cousine qui nous reçoit et qui entreprend aussitôt de nous faire visiter la propriété. C’est magnifique, c’est un immense jardin d’arbres fruitiers, de petits potagers, d’enclos pour une bonne dizaine de vaches, et tout à côté, une forêt d’hévéas. La madame, je le sens est très fière de ce que elle et son mari ont bâti. Je me demande bien pourquoi une telle visite de la propriété. Je crois, lorsque Hom me dit que il y a sept hectares de cette propriété qui sont à vendre, que la dame voudrait bien que je m’y intéresse. Alors je demande le prix. C’est 10,000$US à l’hectare; cela fait pour 7.8 hectares, 78,000$US. Je ne m’étais pas trompé, c’était bien de cela qu’il s’agissait. La dame me dit que cela conviendrait bien pour un hôtel; je n’en disconviens pas; mais je ne vois pas ce que je peux faire sinon en parler, par exemple, avec les propriétaires des Terres Rouges. Ce que je fis le lendemain; mais Pierre-Yves ne m’a même pas demandé où ce terrain était situé. La dame devra bien attendre un acheteur plus fortuné.
Puis nous revenons à la maison et rencontrons le père, un petit vieux qui a beaucoup travaillé, et qui aimerait bien se reposer je crois. Anneli a avec lui, pendant que je prépare la jarre de vin, une toute petite conversation presque normale, en khmer. Anneli est toute fière, elle connaît maintenant suffisamment de mots pour le faire. L’homme est avenant, on dirait chez nous, très sympathique. Peu à peu, leurs gens rentrent du travail, ils sont une bonne douzaine en tout. Je ne demande pas qui est qui. Mais nous devinons qu’il s’agit des membres d’une même famille, ou, comme le dit Hom, ce peuvent être aussi des employés si proches qu’ils font partie de la même maisonnée. Puis nous nous asseyons en cercle sur des chaises en plastique, le mari de la nièce est arrivé qui se joint à nous, et nous soutirons de la jarre quelques gorgées de vin. La discussion est assez simple, nous posons quelques questions, sur leur travail, sur la vie de tous les jours, sur leur histoire personnelle dans cette région,… Et les gens nous répondent. Certains nous posent des questions sur le Canada, sur le froid. Je réponds. Je demande s’il y a d’autres questions; on me répond que non. Les contacts sont difficiles, mais nous sommes les invités; nous sentons que cela a de l’importance. Mais je me dis toujours qu’ils doivent bien se demander ce que nous faisons là; surtout quand ils savent que Anneli est médecin, et que moi, j’étais professeur à l’université. Je me doute bien qu’ils ne peuvent imaginer le lien qui existe entre ces deux professions et notre présence là, à l’autre bout du monde. Qu’est-ce que des vacances pour eux? Qu’est-ce que la retraite pour eux? Ce sont des concepts que nous ne pouvons expliquer; et nous n’essayons pas de le faire non plus. Ils ne les comprendraient pas. Nous sommes en dehors de notre monde. Le temps est trop court ce soir. On ne passe pas d’un monde à l’autre comme ça. Mais je me doute bien aussi que Hom, qui nous connaît bien maintenant, a dû parler de nous, et que ces gens nous connaissent déjà un peu, et qu’ils apprécient notre venue en leur maison.
Le genre de traitement que nous accordons à Hom, notre façon de nous comporter avec lui, en ami, davantage qu’en patron, parlent pour nous. Il n’est pas qu’un chauffeur, il est aussi un compagnon de voyage que nous apprécions. Il est plein de qualités, et je crois qu’il nous trouve aussi plein de qualités.
Nous mangeons dehors, à la cambodgienne, sur une terrasse sur pilotis, assis par terre, les jambes croisées. Il y a deux groupes. Je vois autour de nous, la nièce et son mari, deux autres personnes de leur âge, j’imagine, un frère et une sœur, Hom, et nous. Juste à côté, la mère et le père et le reste de la famille et les employés membres de la famille élargie. Au milieu de chaque groupe, il y a des plats de nourriture. Il y a une grande variété. Des légumes, deux plats de salade, dont une très épicée et qui m’a particulièrement plu, des plats de poisson et de viande. Et on nous offre de l’eau qui a été bouillie, dit-on. Cette famille fait partie des familles cambodgiennes sensibilisées à l’hygiène et à la santé. Nous buvons de l’eau. Le vin, c’est terminé. Mais malgré tout, notre hôte, le mari de la nièce, me présente un petit verre d’eau de vie, à prendre cul sec, dit-il. C’est un alcool de riz, qui doit faire 45 %; cela ressemble énormément à la vodka, et c’est très bon. Allez cul sec, je prends, et je renouvelle une fois. Notre hôte est content; j’apprécie sa boisson. C’est un alcool qu’il a distillé lui-même évidemment.
Le repas est agréable, nous les laissons parler entre eux; c’est plus facile de laisser faire; on a toujours cette impression quand nous posons des questions, que nous coupons un peu le tempo, le sentiment de la rencontre. On le voit, quand ils se sont un peu habitués à nous, ils reprennent leurs conversations habituelles, ils blaguent entre eux, et il y a une bonne ambiance. Je profite de ces moments pour prendre quelques photos, ou quelques séquences de caméscope. Toujours les souvenirs. Aussitôt le repas terminé, il est temps de partir. Cela se fait toujours très rapidement avec eux, je suis toujours étonné. Ils mangent très vite. Et ce pour quoi nous étions là, le dîner, est achevé. C’est le temps de partir. Nous les remercions et nous quittons. Voilà pour notre soirée du 25 décembre 2004.
Le 26 décembre 2004.
Nous nous levons tôt. Nos bagages ne sont pas prêts pour notre « trekking » de trois jours que nous entreprenons maintenant. Nous faisons vite. Il faut apporter des couvertures chaudes, il semble que les nuits soient très fraîches. Il faut penser surtout à imodium, aspirines, papier de toilette, couteau, anti-moustique, moustiquaire, pull. Et je n’oublie pas caméra et vidéo. Nous partons en direction du nord-est du Cambodge, au pays d’une tribu, ici on dit les « minority tribes », ou « minority people », celle des Jaraïs, qui vit encore comme il y a 5000 ans, sans eau potable, dans des maison bâties sur pilotis, à toit de chaume, sans hygiène, sans école, où les visites sont rares, puisqu’il n’y a aucune route d’accès.
Puis nous allons à la salle à dîner et prenons un petit déjeuner, comme à l’habitude. Pierre-Yves mange avec nous et je lui redemande une autre petite demi-heure d’entrevue. Il accepte. Et c’est parti. Cette fois-là, faisant l’hypothèse que je ne le reverrais sans doute pas, je pose mes questions les plus directes : « Comment a-t-il rencontré sa femme? Comment l’a-t-il conquise, puisque il n’est pas acquis que la jeune femme cambodgienne puisse être courtisée par un français? Pourquoi juge-t-il si férocement les ONG présentes au Cambodge, comme il le faisait l’autre soir, au dîner du 24 décembre, disant qu’elles étaient très embourgeoisées et qu’elles profitaient surtout à ses directeurs qui aiment bien se promener en 4 x 4 à travers le Cambodge? Comment aujourd’hui apprécie-t-il le peuple cambodgien? Ses idées sur la politique au Cambodge? Ses souvenirs de son arrivée au Cambodge, comme para français »? L’entretien dure plus longtemps que prévu, nous sommes en retard sur l’horaire. Pierre-Yves a beaucoup à dire; je me rends bien compte que j’aurai recueilli qu’une toute petite partie de son savoir sur le Cambodge. Mais il est très communicatif et très sympathique au cours de cet entretien. Je le quitte avec regret.
Nous quittons Terres Rouges vers 10 heures. Un guide a été mis à notre disposition qui parle bien anglais. Deux porteurs nous accompagne afin d’apporter de la nourriture et de l’eau potable pour trois jours, des hamacs et des moustiquaires. C’est Hom qui viendra nous conduire au point de départ de l’excursion avec notre véhicule. Après deux heures de route, nous arrivons au village de Andong Meas, situé au bord de la rivière Sé San. Nous ne sommes qu’à quelques 40 kilomètres du Vietnam. La rivière est belle et large, quoique peu profonde par endroit. Notre pirogue à moteur nous attend comme convenu. Les piroguiers sont tout jeunes, l’un à 12 ans peut-être, l’autre 8. La pirogue est sale, on étend deux nattes dans le fond afin que nous puissions nous asseoir. Le vieux moteur qui va animer tout cela crache de l’huile et pétarade comme s’il allait rendre son dernier souffle. Comme nous remontons le courant, je me dis que le pire qui peut nous arriver, c’est qu’il rende l’âme et que nous redescendions le courant jusqu’à notre point de départ. Mais ces vieux moteurs, tout couverts d’huile et de graisse, tout noircis comme s’ils avaient 100 ans, n’en sont pas à leur dernier voyage. Nous serons sur l’eau pendant 60 minutes, jusqu’à ce que nous arrivions à un village de la tribu Jaraï. La croisière est calme, sans problème. Hormis le bruit du moteur auquel nous nous habituons, il n’y a rien qui vienne déranger nos observations. Le ciel est d’un bleu parfait, le soleil chauffe dur, mais nous recevons une petite brise fraîche, nous filons à 7-8 kilomètres heure. Il y a des arbres de chaque côté, nous nous enfonçons toujours plus dans la forêt. De temps en temps nous apercevons des pirogues amarrées au bord de la rivière; nous ne rencontrons aucune autre embarcation sur la rivière pendant cette heure que va durer le trajet. Nous apercevons en deux occasions des groupes de personnes sur les rives qui semblent nous observer; tout en faisant leurs lessives semble-t-il. À un moment donné quelqu’un parle manger, et nous abordons le rivage. Un petit lunch, fait de sandwiches au jambon et fromage, de tomates et de concombres, et d’ananas a été prévu par le chef du restaurant des Terres Rouges. Nous nous régalons; l’endroit est très agréable, à l’ombre de quelques arbres, sur une plage de sable fin, ça se passe comme dans les meilleurs films; tout est si beau et si calme, maintenant que le moteur de la pirogue s’est tu.
À notre point d’arrivée, nous pouvons voir le village de Tang Se, nous visitons leur cimetière; ce jour là, il y a une cérémonie funéraire autour de la tombe de quelqu’un qui est mort il y a un an exactement. À quoi ressemblent les cimetières? Ce sont d’abord et avant tout, des tombes qui ont été enfouies en des lieux épars, à travers la forêt autour du village. Et sur chacun des emplacements, on a construit un petit abri assez bas, un mètre de haut tout au plus, avec un toit de chaume. Sous ce toit on va retrouver des jarres de terre cuite qui ont déjà contenu du vin de riz, et qui ont servi lors de cérémonies antérieures. À chaque coin de la petite parcelle, il y a des totems qui font 1 ½ mètre de haut sur lesquels on a sculpté des figures d’hommes ou de femmes suivant le sexe de la personne qui est morte. On m’apprend que seules les familles qui auront tué un buffle le jour du décès et qui l’auront offert aux gens de la tribu afin de partager la fête, ont le droit de mettre de tels totems autour de la parcelle. On peut parler de cimetière quand on retrouve plusieurs de ces parcelles dans un même endroit. En quoi consiste une telle cérémonie? C’est en fait une rencontre des gens du village proches du défunt, qui viennent demander aux esprits de leur être favorable, eux les vivants, et de continuer de prendre soin du défunt afin qu’il continue de les protéger et de veiller sur eux. La personne présente au milieu de la parcelle était la fille du défunt. Les autres, tout autour de l’enclos, hommes et femmes, buvaient du vin de riz qu’ils soutiraient de trois jarres de 10 et de 15 litres. Je me disais qu’ils devraient boire au cours de cette après-midi là quelque chose comme 60-70 litres de vin au minimum, puisqu’ils remplissent souvent les jarres. La fête sera belle. Et ils sont environ une vingtaine de personnes qui boivent. Ils seront tous saouls quand ils vont rentrer au village. Les autres sont des enfants. Les adultes boivent et ils fument abondamment de ces grosses cigarettes qu’ils fabriquent eux-mêmes; des cigarettes qui ressemblent plutôt à des cigares, puisque celles-ci font bien 2cm de diamètre à l’extrémité qui brûle. Cela ressemble à des cônes qui ont près de 10-12 cm de long. Certaines femmes préfèrent la pipe. Le tabac qu’ils cultivent eux-mêmes est réputé très fort. Mais là, les mythes sont nombreux. Ne fument-ils que du tabac? Et ce bétel dont on m’a parlé si souvent, des feuilles qui poussent dans de petits arbres, et que les gens arrachent et mâchouillent, et qui auraient des vertus hallucinogènes, de quoi s’agit-il? Notre visite est courte, mais nous devons goûter leur vin de riz pour montrer notre bienveillance envers la tribu, et le défunt. Je fais des signes qui montrent mon appréciation; et les gens sourient de voir le blanc boire comme eux.
Puis nous traversons la rivière puisque c’est de l’autre côté que nous amorçons notre excursion, au village Gnang. En abordant sur le rivage, je vois bien deux personnes en train d’éviscérer, puis de laver un cochon au bord de la rivière. Je me dis qu’ils vont bien manger ce soir. Mais en arrivant dans le village, 30 mètres plus loin, je vois un autre Jaraï qui lui est en train d’abattre de plusieurs coups de machettes une vache. Et c’est là que nous apprenons qu’il y a eu un décès et que le village va fêter cet événement. Les femmes sont réunies sous une paillote autour d’un cercueil, silencieuses; les hommes eux, sont un petit peu plus loin, sous une autre paillote, et ils fument. L’atmosphère n’est pas encore à la fête, elle est plutôt au recueillement, me semble-t-il. Il y a une certaine gravité dans l’air. J’essaie de filmer le plus discrètement possible. Puis nous amorçons notre marche en forêt.
Nous marchons environ pendant 2 ½ heures, sous le couvert d’une forêt dont les arbres atteignent facilement 30 mètres et plus de hauteur. Le décor est somptueux, mais nous voyons peu d’oiseaux, et pas du tout d’autres formes d’animaux. En dehors de nos pas, il n’y a aucun bruit. Sur le chemin, je vois tout à coup notre guide se pencher et ramasser un vieux sac en plastique tout brisé qui traîne, je me demande pourquoi, mais je n’avais pas à le faire, je devine que tout simplement, il veut garder la forêt propre. Mais le geste m’interroge; j’ai vu, dans les rues de Phnom Penh, tellement de gens jeter partout, sacs de plastique, cartons, papiers mouchoirs; j’ai vu des immondices partout. Et là, tout à coup, en pleine forêt, où nous ne voyons absolument aucun déchet, et cela même dans les villages que nous traversons, je vois ce guide se pencher, ramasser ce sac, le mettre dans son sac à dos, sans dire un mot, je suis bouche bée. Je me demande si Terres Rouges n’a pas formé ainsi ses gens, ou si plus simplement, ces gestes ne sont pas enseignés dans la formation des guides en forêt. Il faut le dire, notre guide Bunlong est un guide indépendant, il travaille à contrat seulement pour Terres Rouges; il a sa carte de guide officiel qui est octroyée par le ministère responsable.
Juste avant d’arriver au village de Olom, qui est le but de notre journée, nous traversons une rivière à guai; c’est là que nous viendrons plus tard nous baigner et nous rafraîchir, avant de manger et d’aller dormir. Arrivés au village, nous sommes tout de suite l’attention de nombreux enfants et d’adultes qui viennent nous voir. Vraiment, le zoo, c’est nous; je ne me suis jamais senti autant regardé de ma vie. Mais nous nous y faisons peu à peu. Le guide suggère que nous distribuions ce que nous avions apporté. Mais là, nous n’y avions pas bien pensé; nous avions acheté tel que suggéré par le guide, des cigarettes et des bonbons; et aussi des médicaments. C’est Anneli qui distribue les cigarettes; et elle n’est pas très fière d’elle. Le point est que ces gens autour de nous sont tous si malades que la contradiction apparaît trop flagrante. Ils toussent comme des cheminées; Anneli dit qu’ils ont sans doute tous la même maladie et qu’il faudrait les traiter tous dans un premier temps avec des antibiotiques; et collecter les crachats aussi afin de voir si il ne s’agit pas de la tuberculose; bref, ils ont besoin de soin, et nous arrivons avec des cigarettes et des bonbons. Nous gardons les médicaments pour les remettre le matin avant notre départ.
On nous indique où nous pourrons monter nos hamacs et dormir. Il s’agit de la partie d’une maison qui est ouverte sur l’extérieur et qui sert habituellement pour les réunions, et qui est située entre deux autres parties de cette longue maison (on dit ici « long house », je leur dis que nos Iroquois ont cette même appellation pour leur maison). Il y a au moins deux autres parties de la « long house » qui sont ouvertes comme ça vers l’extérieur. Une telle maison peut abriter 5 à 7 familles, et compter peut-être entre 30 et 50 personnes. Il y en a 5 ou 6 dans le village. Au total on parle de 220 habitants dans ce village.
Entre temps, nous allons nous laver à la rivière, pendant que nos trois guides et porteurs préparent le dîner. Ce soir au menu, le chef a prévu poulet, légumes variés et riz. En dessert, des pamplemousses et des poires. Mais la chose la plus difficile pour nous, Anneli et moi, c’est quand est venu le temps de manger. Nous mangeons comme des rois, et ils sont environ 25 enfants et 7-8 adultes, à 1 mètre et demi de nous, dans cette petite partie de la maison, à nous observer manger. Ils ont les yeux rivés sur nous, et je dirais, davantage sur notre nourriture; c’est très difficile à tolérer. Je sors une bouteille de whisky cambodgien que j’avais apporté à tout hasard et je me prends une généreuse rasade; cela me calme un peu. La gêne est trop grande. Et c’est à ce moment que nous leur demandons si on ne peut pas trouver une jarre de vin de riz que nous pourrions acheter et mettre à leur disposition. Après bien des recherches, c’est un des porteurs un peu débrouillard qui a réussi à en trouver une, nous préparons le vin de riz pour eux. C’est simple. Habituellement la jarre qui contient du riz qui a fermenté depuis quelques jours, ne demande qu’à recevoir les quantités d’eau appropriées. Et c’est étonnant cela ne demande que 20 minutes d’attente et toute cette eau que nous ajoutons jusque à raz bord s’est transformé en un liquide alcoolisé que l’on appelle vin de riz. Il ne reste plus qu’à piquer dans cette mixture des tiges de bambous assez fines qui ont à une extrémité, celle qui va au fond de la jarre, deux petites entailles sur le coté, tout juste près de l’extrémité de la tige. Ainsi quand vous enfoncez la tige, l’extrémité ne va pas se boucher, et il ne vous reste plus qu’à aspirer par l’autre extrémité. Comme il se doit, nous sommes les visiteurs, nous devons boire les premiers, ce que nous faisons avec empressement; puis nos amis vont à leur tour commencer à boire tout doucement. Ils s’y mettent à deux d’abord, chacun avec sa tige. Puis ils boivent, mais sans arrêt presque; la tige toujours dans la bouche. Je vois le niveau du liquide baisser. Et quand c’est le temps, je ne sais pas d’où vient le signal, deux autres Jaraïs vont s’installer et boire à leur tour, sans arrêt toujours, pendant de longues minutes. Et puis au fur et à mesure que le niveau de liquide baisse, ils remplissent à nouveau la jarre. Et tous à tour de rôle, environ 6 ou 7 personnes adultes, vont boire comme ça sans arrêt toute la soirée. Nous avions mis au départ environ dix litres d’eau. Je les ai vus aller chercher au moins deux fois un bidon de 20 litres d’eau et remplir continuellement la jarre. Finalement ils auront bu, de 6 heures du soir jusqu’à une heure du matin, sans arrêt, fumant, discutant sans jamais hausser le ton, toujours très harmonieusement je dirais, sans gêne, nous dormions, ou plutôt, nous essayions de dormir à seulement un mètre d’eux. Puis, très calmement, sans qu’aucun d’eux ne tombe en bas des marches, j’étais certain que cela se produirait, mais non, très doucement, sur des au revoirs sans doute, à leur manière, ils ont quitté notre petit salon où nous dormions tous les 5. Ils auront bu, à eux 6 ou 7, environ 40 litres de ce vin de riz, c’est presque inimaginable; et pourtant, c’est bien ce que j’ai pu voir.
C’est à ce moment là, que le froid attaque, vers 1 ou 2 heures du matin, et c’est un froid très mordant, très très humide, un froid de la jungle qui vous transperce. Je n’ai pas, je crois, dormi plus que quelques minutes. Et Anneli pas d’avantage.
Le 27 décembre 2004.
Pourtant au matin, avec un bon café chaud, nous sommes complètement remis. Nous nous levons dès 5 heures et attendons le lever du soleil. Déjà tous les habitants du village sont levés, et ils se regroupent en petits nombres autour de feux que quelques-uns ont allumé dès 4 heures du matin. C’est un rituel, c’est la seule façon de se réchauffer au petit matin. Je me demande bien comment il se fait qu’ils n’aient pas pensé à chauffer leurs maisons. Je dis cela sans rire. Je vois bien les feux qu’ils allument à l’intérieur de leurs maisons afin de cuisiner. Ils ont des bacs en bois d’environ ½ mètre de côté qu’ils remplissent de sable, sur lequel ils font leur feu, et sur lequel ils placent trois pierres où va reposer le chaudron qui sert à cuire le riz. Alors, je me dis, pourquoi pas un feu semblable pour chauffer?
Un café chaud, oui, et il était le bienvenu. Nous avions eu froid, tel que Pierre-Yves me l’avait dit; mais je n’y croyais pas vraiment. Cela m’apprendra à écouter mieux ceux qui savent. Nous mangeons un petit bout de pain, un ou deux petits gâteaux. Et toujours tous nos amis sont là pour nous regarder.
Puis c’est docteur Schweitzer qui passe à l’acte. Je crois que Anneli avait hâte de distribuer les médicaments que nous avions achetés. Qui a la grippe demande-t-elle, qui a des nausées, qui a mal à la tête, qui a des douleurs au ventre, qui a…? Et elle distribue tout ce qu’elle a. Et elle sait qu’elle a si peu à offrir en comparaison des besoins qu’elle a vus.
Le paysage d’un village comme celui-là est tout simple. Des enfants en grand nombre, peu d’adulte âgés, ils meurent avant d’avoir 40 ans en général; des jeunes filles enceintes avec un bébé dans les bras, des cochons qui courent partout dans la cour intérieure du village, avec des ribambelles de petits cochons autour d’eux, des poules et des poussins. Des maisons qui sont toutes amochées, je veux dire auxquelles ils manquent soit des murs, soit des morceaux de toit, ou encore des maisons qui sont toutes renversées d’un côté, elles vont tomber sous peu, c’est certain. Deux ou trois buffles d’eau derrière une des maisons. Nous apprenons que ces buffles ne servent même pas à quelque travail que ce soit, ils sont la richesse du village, et parfois on en abat un, afin de calmer ou demander des faveurs aux esprits. Il n’y a pas d’école dans ce village. Aucun instituteur ne veut venir y travailler, c’est trop loin. Ou un khmer peut-il décider d’aller enseigner dans ces lieux éloignés habités par des tribus marginales? Et même si des fois on a déjà dans le passé tenté des expériences d’école, les enfants n’y vont pas, tous les membres d’une famille sont requis de travailler à la survivance de la famille. Mais je me dis « comme tout cela est mal organisé ». Je vois bien que les gens ont peu de moyens, et sont tous si malades, et boivent jusqu’à ce qu’ils soient encore plus malades. Ils fument comme des cheminées, pour chasser les moustiques disent-ils, ils toussent tous à en fendre l’âme; c’est un gâchis. Comment changer cela? Un village comme celui-là ne compte que 220 habitants, ce serait si simple de réorganiser leur vie.
Faire une route qui irait jusque là, ce serait si simple. Je l’ai traversé cette forêt en 2 ½ heures. Un bon bulldozer vous fait une route là-dedans en quelques jours, ce n’est pas très dur; je me rappelle j’étais jeune, mon père a fait cela avec un de ses copains contracteur, en quelques heures sur deux kilomètres de forêt; et nous passions en auto là-dedans par la suite. Merde alors.
Soigner avec des antibiotiques, et sans doute soigner aussi les tuberculeux, est un autre point de départ.
L’école ensuite, c’est si peu, mais ça compte tellement quand on dit aux jeunes de bouillir l’eau, de ne pas fumer, de se laver avant de toucher les aliments, de…
Des toilettes sèches pour empêcher qu’il y ait des excréments partout.
Faire creuser un puit pour avoir de l’eau potable.
Abattre les chiens couverts de gale, ou les soigner.
Planter des carottes ou des fèves, s’auto suffire en protéines, la terre ici est tellement généreuse.
Des gestes et actions si simples.
On avait l’impression que la civilisation n’était jamais passée par là, et n’y passerait pas avant longtemps encore.
Évidemment ce sont des tribus; ici les khmers disent d’eux qu’ils sont des « minority people », alors qu’eux sont des khmers. Comme s’ils n’étaient pas tous Cambodgiens, habitant le Cambodge.
Nous allions partir quand un homme est venu et requis Anneli d’aller voir sa femme qui venait de s’ébouillanter avec un grand plat d’eau. Anneli accourt vers elle; mais la brûlure est quand même superficielle; elle a une pommade qu’elle donne à la femme.
Finalement nous partons. Il est 7h50.
Avec Anneli, nous discutons un peu de ce que nous venons de vivre. Une soirée où quelques hommes se sont saoulés, des fêtes qui s’improvisent en tout temps; mais que cherchent-ils donc? Tous les prétextes sont bons pour faire la fête; même si tout cela ne nous semble pas vraiment une fête. Quelques personnes qui boivent, des femmes qui continuent de travailler, piler le mil par exemple, c’est ce que nous avons vu, des enfants qui s’agitent en tout sens. Est-ce vraiment la fête? Un jour un paysan peut décider d’offrir une poule en sacrifice aux dieux, afin d’avoir leur avis sur un champ qu’il veut consacrer à la culture du riz; c’est-à-dire faire le brûlis nécessaire et puis planter le riz sur cette même surface. La suite est toute simple : si pendant la nuit, le rêve qu’il fera est bon, c’est que le champ choisi a été un bon choix. Si au contraire il fait un mauvais rêve, le choix n’est pas bon. Il lui faut alors faire une autre offrande. Et le cirque de la fête recommence; car il faut dire qu’il y a toujours consommation de vin de riz quand on fait une offrande.
Oui je crois que j’ai avec moi la nouvelle doctoresse Schweitzer cambodgienne. Elle parle maintenant de trouver un moyen de venir en aide à ce village. Elle veut solliciter des fonds en Finlande, auprès de groupes de médecins, ou de d’autres organismes qu’elle se fait fort de sensibiliser; elle veut leur acheter des vêtements pour vêtir les enfants qui n’en ont pas; nous pourrions revenir dans deux mois, Robert, qu’en penses-tu? Elle parle d’aller voir à l’hôpital de Ban Lung et leur demander si vraiment les médecins connaissent la situation de ce village; on a entendu parler de « Health Net », une ONG néerlandaise qui aurait pignon sur rue à Ban Lung, elle ira les voir. Elle parle de sensibiliser son propre organisme, DSF, à cette situation. Mais pourquoi Robert n’essaierais-tu pas de sensibiliser l’ambassade du Canada au Cambodge? Et c’est parti, comme en 40. Elle m’essouffle. Mais elle a raison. Je parle de venir construire un petit dispensaire, et peut-être un petit logement pour le médecin « volant » qui accepterait de venir ici à tous les mois pour une semaine. Je ferais ce que je sais faire. Qu’est-ce qu’on n’a pas dit sur le chemin du retour?
Mais on parle vite de « projet ». Il faut quelque chose de durable, pas une simple visite avec des médicaments et des vêtements. Le danger est de créer inutilement des attentes. Mais nous nous disons que des vêtements quand même seraient si nécessaires.
Mais notre randonnée se poursuit nous sommes maintenant en route vers le village de Nai. Sur le sentier, nous sommes maintenant en plein sur la piste Ho Chi Minh, pour au moins une bonne dizaine de kilomètres. Cela m’impressionne évidemment, ces immenses ornières creusées par les gros véhicules russes de l’époque, qui transportaient matériels et hommes de troupes nord-vietnamiens, avec au centre du chemin ce petit monticule de terre qui est laissé par le différentiel de la transmission; on croirait presque que les camions sont passés là la veille. Mais non, c’est vieux, la terre est aplatie et dure, les herbes sauvages envahissent la piste, qui ne se refermera jamais tellement elle est une bonne voie de circulation à moto et à pied pour les gens qui habitent ces régions. Je l’écrivais plus haut, ce serait si simple de construire une route dans ces régions, la moitié du travail a déjà été fait. De chaque côté de la piste, quand on observe un peu, on peut voir d’immenses trous laissés là, béants, par les bombes lancées des B-52 américains. Des trous qui font à peu près 7 mètres de diamètres et 2.5 mètres de profondeur. Les gens qui vivent là n’ont jamais imaginé qu’il vaille la peine de remplir ces trous. Mais pour moi, pauvre petit nord-américain, ce sont des plaies qui rappellent notre faute. Mais je ne les remplirai pas non plus. D’autres viendront comme moi marcher là et se souvenir.
Nous passons le village de Tang Chi, nous nous arrêtons quelques minutes pour y observer un peu la vie quotidienne. Nous voyons une différence avec le village où nous avons dormi; les maisons ont l’air en meilleur état, on cultive tout autour, les gens ont l’air plus en santé. Nous avons vu des champs de tabac, de bananes, des clôtures qui enferment tout ça. Pourtant nous ne sommes qu’à 2 heures de marche du premier village. La maison typique de ce village est la « long house ». Nous en voyons d’assez belles, et encore en bonnes conditions. Les toits de chaume sont propres, les murs fabriqués avec des languettes de bambous entrelacées sont propres et tiennent bien; il n’y a pas de trous partout. Les pilotis tiennent fermement les structures, on ne dirait pas que tout va s’effondrer. Oui, il semble y avoir ici une organisation de la vie économique qui soit meilleure. Là aussi, les femmes et les hommes fument abondamment cigarettes géantes, de gros pétards, et la pipe. Les jeunes manifestent aussi une certaine crainte quand on les approche, souvent ils courent se cacher derrière leur mère. Ou encore ils détournent le regard, comme s’ils croyaient qu’à ce moment là, on ne les voit plus. D’autres rient de nous voir. Je remarque que l’on fait souvent des signes à propos de ma moustache; cela semble impressionner beaucoup. C’est vrai que les Cambodgiens sont plutôt imberbes.
Plus loin, nous nous arrêtons au village de Kex. Est-il plus riche un peu encore, ce village, ou est-ce simplement le fait qu’il y ait un petit commerce qui m’incite à le croire. En fait ce village est atteignable par des pistes où peuvent circuler des motos. Cela facilite l’approvisionnement en biens de toutes sortes, qu’il faut quand même être en mesure d’acheter. Plus riche? Peut-être. Mais en tous les cas, une économie de l’échange qui est plus développée. Je m’aperçois qu’ils ont de la bière. Je fais ni une ni deux, et j’achète une bonne bière chaude, température de 25 degrés. Mais cela calme plus ma soif que dix bouteilles d’eau. Voilà, je suis fait comme ça. Je suis presque ému de découvrir de la bière dans un coin si éloigné. Anneli dit que je suis plutôt bête d’être ému ainsi. On a bien ri.
Nous traversons une petite rivière et nous faisons halte pour le repas du midi. Poisson exquis, soupe aux nouilles délicieuse, fruits frais, il faut que je le dise, au menu de notre expédition. Grâces soient rendues au « guesthouse » des Terres Rouges qui a si bien organisé notre randonnée. Disons le tout de suite, je déguste une deuxième bière, je n’avais pu résister à la tentation; Anneli savoure également et se trouve contente que j’y ais pensé.
Nous arrivons vers la fin de l’après-midi à la deuxième étape de ce voyage, au village de Nai, village un peu plus petit que le précédent, mais qui a l’air aussi celui-là, plus riche. Mais nous tombons en plein milieu d’une fête. La « long house » principale où nous nous rendons est bien animée. Il y a une dizaines de personnes qui tirent déjà sur leurs petits bambous pour soutirer le vin de riz d’au moins quatre jarres. Je crois qu’ils en ont bu jusqu’aux oreilles, et il n’est que 17 heures. Cela promet. Normalement le village est tabou en de telles occasions, cela veut dire que aucun étranger ne peut y pénétrer; mais dans notre cas, ils décident de faire une exception. On ne sait pas pourquoi, mais je me demande bien où nous aurions passé la nuit si tel avait été le cas. Je nous vois « hamacqués » en pleine forêt chacun entre deux arbres.
Le but de la fête? On nous dit que l’on demande aux dieux de favoriser la prochaine récolte de riz, la précédente ayant été une catastrophe. Il n’a pas assez plus. On a donc tué un jeune buffle que l’on a offert aux dieux. Le soir, un tout petit peu plus tard, nous entendons une musique de « gong »; c’est le début d’une cérémonie où les gens se réunissent autour du poteau où le buffle a été sacrifié, et jettent des grappes de riz à la volée sur ce poteau. On a aussi allumé des chandelles disposées sur des branches placées en éventail autour du poteau. En fait ces chandelles sont des tubes de bambous rembourrés de feuilles sèches découpées en petits morceaux et arrosées abondamment de résine que l’on a recueillie au pied des arbres dans la forêt. Pour faire sortir cette résine des arbres, il faut y mettre le feu à la base, disons à une demi mètre du sol; cela crée peu à peu un trou dans l’arbre et c’est là que la résine vient se déposer; il ne reste qu’à la recueillir. C’est assez impressionnant de voir comme ces chandelles brûlent bien. On dirait les torches que l’on voyait brûler, je parle de films que j’ai vus, dans les châteaux du moyen âge en France. Le soir, les gens se servent aussi de ces torches pour s’éclairer dans les maisons.
Mais la cérémonie a été assez courte; et les hommes ont repris la route vers la « long house » où les attendent les jarres de vin de riz. Au matin, nous découvrirons qu’ils sont toujours là; ils n’auront pas arrêté de boire de toute la nuit. On imagine que les dieux auront été satisfaits de la fête et qu’ils favoriseront une meilleure récolte de riz en 2005. Mais comme ils buvaient dans une autre maison que celle où nous étions, nous avons bien mieux dormi que la veille dans l’autre village.
Le 28 décembre 2004.
Et c’est pétant de santé que nous nous sommes levés vers 5 heures du matin et que nous avons pris notre premier café avec des petits gâteaux. L’aurore est belle, les feux sont allumés partout dans la cour du village, et tous, par petits groupes, se réchauffent à la flamme et aux étincelles de ces foyers matinaux. Nous avions appris la veille qu’une famille avait perdu sa maison dans un feu. Ils ont perdu la maison et le peu qu’ils avaient, dont des vêtements. Anneli s’informe et veut rencontrer ces gens. Quand elle a trouvé la maman, elle lui donne sa parka, la madame est surprise, mais très contente. Nos guides et porteurs sont étonnés du geste. Il doit être rare que des touristes donnent leurs vêtements.
Nous quittons tôt le village, vers 7h30. La piste est facile, c’est une marche dans une très belle forêt qui va durer environ 2 ½ heures, et nous sommes dans une descente jusqu’à notre point d’arrivée, c’est-à-dire au lieu où Hom doit venir nous chercher. Nous devons cependant retraverser la même rivière Se San. Arrivés là, on siffle, on crie, personne ne semble nous entendre de l’autre côté. Il a suffit qu’Anneli y aille de son sifflet strident, deux doigts placés en v sur sa langue recourbée, et elle vous sort un bruit de là, j’en crois à peine mes oreilles à chaque fois. Tout cela fait bien rire les Cambodgiens qui lui demandent comment elle fait. Et voilà qu’elle leur donne un cours sur les différentes méthodes de siffler. Elle en a une autre; elle joint le pouce et l’index dans une sorte de cercle qu’elle place ensuite sur sa langue recourbée vers l’intérieur; et elle siffle. Le bruit produit est encore plus fort et il y a là un petit vieux cambodgien qui s’esclaffe de rire. Et chacun des membres du groupe de rire en cœur à leur tour. Nous nous sommes bien amusés, et enfin, quelqu’un nous a entendu sur l’autre rive. Une pirogue à moteur vient vers nous. Nous traversons en quelques minutes, et nous nous dirigeons vers un village où il est prévu que nous déjeunions. Cette fois-là, personne ne fait la cuisine, il s’agit d’un boui boui; ils ont de la bière, nous commandons poulet, légumes, bœufs avec sauce piquante, nous nous régalons. C’est la fin de notre randonnée, nous rentrons aux Terres Rouges.
Mais nous n’avons pas aussitôt pris la route que Hom dit à Anneli, d’entrée de jeux, comme ça, en prenant le volant : « Anneli, tu devrais faire quelque chose pour ces gens qui sont malades et qui ont un grand besoin de quelqu’un comme toi ». J’imagine qu’au cours du déjeuner, il a dû parler avec notre guide qui lui a sûrement causé de ce village où les gens ne reçoivent aucun soin. Hom est sensible, nous le connaissons assez maintenant pour le dire, mais il est aussi très attaché aux gens, aux conditions de vie des gens. Et cela explique cette remarque dont Anneli ne me parlera que le soir venu. Elle a été surprise de ce ton direct de Hom, mais, en même temps, se dit-elle, c’est parce qu’il me connaît bien et qu’il m’aime bien qu’il puisse se permettre de me dire cela aussi directement. Je crois que cela l’a émue.
Avant de quitter nos guides et porteurs, avec qui nous avons bien sympathisés depuis trois jours, nous les invitons pour le lendemain dans un restaurant de leur choix pour dîner. Nous invitons le guide Bunlong Phe, son épouse Sopher Sim, leur fille de 5 ans, Ming Cheng Phe, et nos deux jeunes porteurs, tous deux âgés de 21 ans et célibataires, Sal Pi et Sanaun Phoen. Ils sont surpris, mais ils acceptent. J’invite aussi Hom et lui demande de transmette cette invitation à sa nièce et à son mari. Nous serions dix à table.
À l’arrivée nous sommes déçus des Terres Rouges. On a loué notre suite en notre absence et nous devrons nous contenter d’une chambre plus petite pour un soir. Je dis cela surtout parce qu’après trois jours de randonnée, je me faisais une joie de prendre un bain, de m’y prélasser, avec un bon verre de porto, vous voyez un peu le genre. Mais il n’y a pas de baignoire dans la petite chambre. Hormis ce détail, nous dormirons très bien.
Le soir, nous mangeons aux Terres Rouges. Le repas, comme à l’accoutumée, est parfait. L’ambiance de la salle à manger est toujours si impeccable. Mais ce soir là, je me mets à examiner un peu nos voisins de table, chose que je fais rarement. C’est peut-être parce que juste à côté de nous il y a un jeune couple de français qui me paraît assez « stiff », merci. Jeunes cadres sans doute, nerveux, qui ont des gestes brusques, toujours en mouvements sur leurs chaises respectives. Je les sens stressés; ils viennent peut-être d’arriver. D’autres couples tout autour, dont deux avec des enfants, qui ont la mine réjouie. J’entends qu’ils viennent d’aller visiter les temples de Angkor. Ils semblent bien heureux de se retrouver là, je les entends parler de leur excursion projetée pour le lendemain, au cours de laquelle ils verront des totems, et un cimetière. Il y a un couple Italien de l’autre côté; ils ont le genre, la femme bien mise et un brin sexy, l’homme a l’air du macho type, mais il a un sourire sympathique. Ils nous ont salué aimablement.
Le 29 décembre 2004.
Hom vient tôt le matin afin surtout de nettoyer le véhicule. Un de nos jeunes porteurs a été malade sur la route hier, il a vomi et il a même pissé dans le véhicule; je crois qu’il était vraiment mal en point. Le guide m’a dit que c’était son premier trekking et qu’il avait trouvé le circuit épuisant. Il s’en remettra, me dis-je.
Hom me dit qu’il a pris une femme en stop hier. Et celle-ci lui a dit qu’elle allait visiter son fils malade de la tuberculose, et hospitalisé dans un centre de santé pas très loin du village où nous avions démarré notre randonnée. Anneli est contente d’entendre cela, elle qui se propose aujourd’hui de faire quelques visites, sortes de démarches d’avant projet. Elle ira à l’hôpital de Ban Lung, puis visitera le centre de santé de « Health Net » où elle rencontre son directeur, qui est d’origine phillippinoise. Il est très sympathique, dit-elle, et il connaît bien, semble-t-il, les problèmes de santé des villages que nous avons visités durant notre trekking. Il était heureux de rencontrer Anneli, surtout lorsqu’elle lui a dit qu’elle essayerait de bâtir un projet avec de l’aide finlandaise.
Avant que Hom ne nous quitte pour la journée Nous lui demandons d’aller acheter des vêtements pour les enfants de notre premier village visité, ceux-là qui étaient si peu vêtus, et tous si malades, et qui toussaient tout le temps. Notre idée, c’est de demander ce soir à notre guide d’apporter tout ça à ce village lors d’un prochain trekking avec des touristes.
Tôt le matin, nous récupérons notre chambre et nous nous réinstallons, c’est un peu comme un retour au foyer. C’est fou ce que l’on se donne des habitudes de confort rapidement dans un lieu que nous n’habitons en fait que depuis le 23 décembre. Dans la journée, je reprends l’ordinateur et l’écriture de ces textes. Je dois me mettre à jour.
Le midi, nous demeurons aux Terres Rouges et profitons des facilités de ce Guest House à nul autre pareil, je le dis, même si j’ai l’air de me répéter. Déjeuner agréable, les midis sont toujours un peu plus tranquilles étant donné que plusieurs personnes vont aussi en randonnée. Le repas est encore impeccable, le service toujours si courtois.
Le soir, nous nous rendons rencontrer nos amis au restaurant qu’ils nous ont indiqué. Tous sont là sauf la nièce de Hom et son mari; ils ne sont pas encore revenus d’une tournée à la frontière du Vietnam. L’épouse de notre guide est une très jolie femme, et leur fille une charmante jeune demoiselle. Ils sont tous si polis qu’il y a un peu de gêne au début. Mais tout en discutant, nous nous racontons quelques péripéties du notre trekking, et nous rions bien. Anneli y va de ses quelques mots de khmer et chacun se réjouit de ses efforts; cela aide à donner un ton très amical et festif à notre dîner. Nous parlons avec notre guide des vêtements que Hom a achetés au marché et lui demandons de les porter à ce village à une prochaine excursion. C’est incroyable tout ce que Hom a acheté avec 20 $. Cela fait une grosse poche de jute, bien remplie, bien tassée. Je donne à Bunlong 15 dollars pour payer un porteur supplémentaire lors de cette prochaine excursion. Nous lui disons à quel point nous comptons qu’il le fasse bien. Nous avons confiance. Notre guide nous a recommandé un ami pour un prochain trekking d’une journée complète le surlendemain. Nous irons le rencontrer près du marché.
Nos amis ont commandé poissons et viandes, salades et plats de légumes. Nous demandons de la bière. Le dîner se passe dans une belle gaieté. Nous nous quittons vers 22 heures.
Le 30 décembre 2004.
Ce matin, nous excursionnons au lac Yak Lom, à 7 kilomètres de l’hôtel. C’est une bonne marche à travers la poussière des véhicules que nous croisons sur notre route. Il n’y a pas de sentier en forêt pour s’y rendre, nous devons emprunter la même route poussiéreuse où tous les véhicules circulent. Nous marchons dans une poudre de terre rouge qui floconne et qui, lorsque nous déposons notre pied sur le sol, s’envole comme de petits nuages de chaque côté de la semelle de nos souliers. J’ai cette impression de la neige floconneuse de nos hivers québécois. Mais le lac qui nous attend, et son eau cristalline et juste assez fraîche, sont une bien grande récompense pour cette petite équipée. Nous nous baignons et prenons beaucoup de plaisir à nous amuser dans l’eau. Un kiosque tout près vend de la bière; le plaisir est accru. Et ce qui vient ajouter encore plus de plaisir, c’est que nous sommes seuls, oui, tout à fait seuls, et avons tout ce lac à notre disposition. Ce site ne semble pas attirer les touristes qui sont plutôt en quête d’exotisme tribal, et à la recherche des « minority peoples », de leurs cimetières et de leurs totems. L’endroit est très beau, nous profitons d’un quai qui a été spécialement aménagé, avec des marches qui descendent tout doucement dans l’eau. Anneli n’a de cesse de plonger; je me contente de glisser dans l’eau.
Au même kiosque, on vend différents souvenirs; j’achète un sampot très coloré et que semble aussi apprécier Anneli. Cette pièce de tissu est tressée, mesure environ 1m50 sur 1m, et forme un bel ensemble aux coloris très vifs et qui peut faire un très joli vêtement de sortie de bain.
Avant d’aller dîner, nous rêvassons et lisons. Je commence ce livre de François Cheng, « Le Dit de Tianyi », et je tombe sur des passages qui m’émeuvent tellement; il me semble avoir pensé et senti ces mots sans jamais les avoir dits ou écrits.
À propos des façonneurs de bronze et de porcelaine :
« Un peuple à la parole brève et aux gestes longs, peu doué pour le discours, et dont le génie réside dans les mains et dans les pieds, mains et pieds sortis de l’argile, couleur d’argile.
Par leurs actes cent mille fois répétés, ces artisans perpétuent un mouvement circulaire, qui répond fidèlement au mouvement de la rotation universelle. Mouvement apparemment monotone mais chaque fois renouvelé, subtilement différent. C’est ainsi que l’Univers lui-même, mû par une nécessité née de soi, a dû commencer; c’est ainsi probablement qu’il finira.
Ce cercle spatial qu’effectuent les mains en connivence avec l’argile posée sur le plateau tournant, aussi parfait, aussi enivrant soit-il, me fascine moins qu’un autre cercle invisible qui me frappe comme une révélation. Ces mains nées de l’argile originelle, qui ne sont autres qu’argile, un jour se sont pourtant mises à malaxer et à façonner cette même argile, à en faire quelque chose d’autre qui n’avait jamais existé auparavant, qui était l’emblème même de la vraie vie. D’où venait ce mystère? Comment l’argile inerte a-t-elle été capable de susciter des mains aussi habiles, et surtout de les inciter à tendre vers un état rêvé qui la dépasse? À moins que l’argile ne fût pas seulement argile, qu’à son insu elle eût gardé de quelque humus originel suffisamment de désirs virtuels, lesquels n’auront de cesse qu’ils ne se soient accomplis?
Ces mains donc, ces mains humaines qui utilisent comme un instrument l’argile dont elles sont issues, sans savoir qu’elles ne sont elles-mêmes que l’instrument de l’argile. Cercle mystérieux, cercle enchanteur, tournant sur lui-même sans cesse. Voilà qu’en tournant, la forme apparaît, d’abord hésitante, tremblante, puis elle s’affirme dans une volonté consciente, comme émergeant de sa résolution d’être, en vue d’une existence pleine. Car dès le premier instant, tout est déjà là, comme un fœtus d’enfant dans la matrice maternelle. Un corps d’emblée constitué et non une addition successive d’éléments. Captant la clarté du jour, cherchant son équilibre entre grâce et fermeté, puis se décidant enfin, frayeur et joie mêlées, à prendre une forme définitive. À voir cette forme qui émerge du tas d’argile, on éprouve l’impression d’assister à la miraculeuse apparition de la vie ou de l’être humain sur terre. Le mythe chinois ne dit-il pas justement que le Créateur a mélangé l’eau et l’argile pour façonner l’homme et la femme? » (pp 162-163)
Je pense à mon travail d’artisan de la pierre et je me vois vivre à travers ces paroles.
Je repense aux propos de Mintzberg sur sa métaphore du potier »; je devrais lui envoyer cet extrait.
Je pense à cet idée que mes entrepreneurs se sont construits ainsi, et que leurs mains et leurs corps, et leur matière et leurs équipements « sont un corps d’emblée constitué » et que la forme « tremblante, hésitante » qui se formera et émergera, est cette entreprise, et ses stratégies, qui ne pouvaient pas ne pas naître. Et qui s’affirmera « dans une volonté consciente, comme émergeant de sa résolution d’être, en vue d’une existence pleine ».
Les entrepreneurs ne sont pas des gens de discours, leur « génie » réside dans leurs mains, dans leur travail, faits de gestes et d’actions répétés « ad nauseam », parce qu’ils sont des obstinés, des tempéraments forts, des forçats qui ont choisi le risque d’entreprendre, et qui ne démentent jamais leur objectif de réussir à tout prix. Pourquoi leurs mains se sont-elles mises à travailler ainsi? Ce fait ne réside-t-il pas dans le mouvement originel de l’homme, que ces hommes et femmes auraient su découvrir mieux que d’autres, et ramener à la conscience de l’humanité au travail, et qui leur donnerait comme une force originelle, consciente, à la fois manuelle et intellectuelle, que peu parmi nous possédons, oui, une force originelle qui les propulse sur le devant de la scène. Eux savent mieux que quiconque d’où nous venons, c’est-à-dire, de la terre et la puissance du travail manuel. Ils ont, sinon la conscience de cela, du moins la compréhension que cette seule conjonction obstinée et omnisciente, de la terre et de la main, est à la source du développement et de la transformation de notre humanité.
Je pense à cette idée que la nature nous choisit, plutôt que ce soit l’inverse. Cela me fait me sentir tout petit et humble, et pas prétentieux.
Plus tôt, je lisais, toujours de ce même livre, à propos du désir :
« À l’époque nous étions imprégnés de la lecture de Gide. Nous éprouvions dans notre corps l’_expression favorite de l’écrivain : la « soif étanchée ». Plus tard je lirai Rimbaud. Au lieu de ses poèmes les plus connus, je serai immédiatement happé par la « Comédie de la soif ». Lisant Rimbaud, je me souviendrai aussi de la pensée qui m’avait visité dans les vallées du Sichuan : si l’homme est un animal toujours assoiffé, la nature, pourvoyeuse d’eau, a de quoi combler son désir. Il faut croire que la création n’engendre point de désirs qu’elle ne puisse satisfaire. En somme, l’homme a soif parce que l’eau existe. L’homme certes, est libre de désirer, mais il ne peut désirer que ce que le réel insondable recèle déjà. Même lorsqu’il va jusqu’à désirer l’infini, c’est que l’infini est là, prévu pour lui. Tout ce passe comme si ce que l’homme désire le plus était là, par avance contenu dans le désir; sinon aurait-il pu le désirer? Une fois de plus j’étais persuadé, comme pour les gâteaux occidentaux goûtés dans mon enfance, que l’accomplissement du désir de l’homme se trouvait dans le désir lui-même.
Cette liberté conditionnée du désir humain, loin d’abaisser ou de rétrécir l’existence humaine, la rehausse, l’élargit. Elle la met au cœur d’un vaste mystère. Et rend l’aventure de l’homme moins chimérique. Dans ma marche à côté de l’Ami vers Yumei, fort de cette conviction peut-être naïve, je me disais que si mon destin sur terre était d’errer, qu’au moins je le transforme en une quête passionnée dont le but me serait forcément révélé un jour ». (p 132)
L’auteur n’est pas bouddhiste, c’est certain.
Voilà que je me mets à penser que ma quête passionnée va me mener à un but qui me sera révélé ultérieurement. Quelle joie en moi que d’y penser seulement. Mais quelle est ma quête passionnée? N’en ai-je pas plusieurs? Celle de créer absolument, par exemple. Mais de créer quoi? Une maison? Une sculpture? Ce n’est pas suffisant? Il doit y avoir autre chose je le sens mais ne peux l’exprimer parfaitement, j’y reviendrai.
L’insondable réalité est au bout du chemin que je parcours. Si je ne la trouve pas, celle-ci viendra me chercher.
Comme si l’accomplissement de cette conviction se trouvait dans la conviction elle-même.
Avez-vous déjà imaginé que l’amour ne résidait pas tant dans l’amour présent, immédiat et concret de la personne aimée que dans la pensée et le sentiment de la proximité de cette personne aimée. J’ai déjà dit à mon fils que ce n’était pas tant sa présence que je recherchais que l’idée même de sa présence. Que ce n’était pas tant de son amour immédiat et concret dont j’avais besoin, mais de la pensée et du sentiment que cet amour puisse être immédiat et concret, et qu’il puisse exister si jamais le besoin fort de cela se faisait sentir, ou si cela s’avérait nécessaire. Ainsi cet amour peut exister à distance et être aussi tangible, immédiat et proche tout comme si mon fils était à côté de moi.
À l’inverse, l’absence de cette pensée, l’inexistence de ce sentiment, l’aliénation de toute forme de proximité qui pourrait être sentie par delà les mers, précipices profonds, montagnes aux cimes enneigées qui pointent vers le ciel, rend fou l’homme qui vit ce vide et cette non réalité.
Ainsi, avec Anneli, je n’ai pas ce besoin qu’elle soit à côté de moi qui suis en train de tailler la pierre et de maçonner; il me suffit de savoir qu’elle est aux champs, dans le potager, et oeuvrant à ce qui la passionne. L’amour traverse ces murs de deux mondes de travail, de ces deux univers qui peuvent sembler si cloisonnés. Le sentiment de l’amour et l’accomplissement de l’amour sont dans l’amour lui-même. Il n’est pas besoin qu’il soit exprimé autrement pour nos deux personnes; il suffit que nous ayons ce sentiment que cela est, et existe, indifféremment du fait que nous soyons ensemble, ou à des milliers de kilomètres de distance l’un de l’autre. À un moment de la journée, ou de la vie, il y en a un qui va voir l’autre et qui dit : « Si on mangeait, si on prenait une bière, y as-tu pensé »? Et tout à coup les rythmes et les vies, et les labeurs, qui avaient l’air si séparés, si indifférents l’un à l’autre, se rejoignent comme fleuves et rivières courent vers la mer. Le fluide émerge un et unique.
Non il n’est pas besoin que le désir fou d’amour soit si réel et si immédiat; il suffit qu’il existe; et que par moments, par bribes, dans des temps et des espaces quelconques, il se réalise. Ces moments là ne sont pas que des moments singuliers, que des tranches de vie; ils sont les parties d’un tout et ils représentent ce tout. Ils sont la partie et le tout.Sorte d’hologramme peut-être.
J’ai toujours eu de la difficulté avec cette idée bouddhique « qu’il ne doive pas y avoir de désir.Je ne désire que ce qui est là, contenu d’avance dans mon désir. L’accomplissement du désir, comme dit mon ami chinois, étant dans le désir lui-même.
Le soir nous mangeons à notre hôtel, les Terres Rouges. Même repas sympathique.
Le 31 décembre 2004.
Nous avons contacté un autre guide indépendant, Ouch Lina. Celui-ci nous amène en forêt à peu de distance de Ban Lung, dans le territoire d’une tribu Krüng, pour un trekking d’une journée complète. Celui-ci a fait appel à un guide local qui connaît bien ces bois; c’est son territoire de chasse, de subsistance aussi, puisque ils se nourrissent d’une foule de produits de la forêt. Je ne sais pas si la chasse est vraiment bonne; nous avons vu beaucoup de traces de sangliers, et elles sont faciles à reconnaître, puisque comme chez nous ils retournent le sol à la recherche de racines; on dirait qu’une pelleteuse a retourné la terre. Une seule fois nous avons vu une antilope de la forêt. Il y a aussi les oiseaux qu’ils savent piéger avec beaucoup d’adresse, d’ingéniosité, et une grande témérité puisqu’ils doivent monter aux arbres, qui n’ont pas de branches, jusqu’à des hauteurs de 30 mètres, sinon davantage. L’ingéniosité tient surtout à un système d’échelle qu’ils bâtissent tout au long de l’arbre sans qu’ils aient eu à inciser ou couper quoi que ce soit dans le tronc principal. L’échelle est entièrement faite d’éléments naturels, dont des tiges de bambous et de petites lianes pour attacher les barreaux. On dit qu’ils chassent les écureuils et autres petits animaux du genre, mais nous n’en avons point vus. Mais tout est, animal ou plante, bon à manger qui peut être attrapé. Ainsi en route, nous nous sommes arrêtés à un moment donné et le guide Krüng en a profité pour couper un jeune palmier. L’ayant coupé à la base même du tronc il a récupéré cette première partie de l’arbre, d’une longueur d’environ 40 centimètre. Ce morceau, qui ne m’a pas l’air si tendre, sera bouilli et servira à faire une soupe. Plus loin le guide, dans un geste plutôt rapide, je crois que cela le gênait, s’est emparé d’un nid de fourmis qui était perché sur une branche d’arbre. Les fourmis lui sortaient d’entre les doigts, d’autres montaient déjà sur ses manches de chemises, mais lestement, il en fait une boule qu’il a bien écrasée et qu’il a mise dans son outre. Il faut le dire les hommes et ces femmes de ces tribus ne se promènent jamais sans leur outre qu’ils portent sur le dos. Celle-ci est un panier fait de tiges d’une plante assez coriace et qui sont tressées serrées. Ils portent ces paniers sur leur dos, à l’aide de deux bretelles, un peu comme un sac à dos. Dans chaque cours d’eau digne de ce nom, nous avons vu plusieurs barrages que les Krüngs bâtissent, un peu à la manières des castors, de boue et de tiges de bambous entremêlées, et où ils mettent des pièges pour attraper les poissons. Le système est ingénieux; ils laissent dans le barrage des trous d’un vingtaine de centimètres environ qui vont laisser passer les poissons; et de l’autre côté ils vont placer des cônes de tiges tressés dans lesquels le poisson va se laisser prendre, puisqu’il ne peut plus retourner en arrière, quand il se retrouve coincé à la petite extrémité du cône.
La promenade est agréable, quoique beaucoup plus difficile en un sens que pendant notre trekking de trois jours. Nous sommes dans la jungle véritable et il y a un tout petit sentier, que parfois nous ne voyons même pas tellement il est étroit. Alors, tout au long de la randonnée, qui va durer 7 heures, nous sommes accrochés par les ronces, nous devons passer sous les lianes qui encombre le sentier, nous devons traverser des rivières, certaines à guai, d’autres sur des tronc d’arbres qui servent de pont. La promenade est vraiment tout ce qui a de plus exotique; si c’est ce que nous cherchions, nous sommes comblés. Par deux fois Anneli va glisser et perdre l’équilibre sur des pentes qui sont trop raides, ou encore trébucher et rouler en boule, et se relever, tout aussi prestement, tel le judoka qui a appris à le faire. À chaque fois elle rie de bon cœur; mais notre guide qui est plutôt étonné lui demande toujours avec beaucoup de sollicitude si elle n’a pas mal.
La jungle est assez dense, je dis « assez », parce que en certains endroits on devine qu’elle a été exploitée. Des traces sont visibles parfois quand nous trouvons de ces gros arbres géants qui ont été abattus et coupés en morceaux d’environ 3 ou 4 mètres de long. Ce qui est triste c’est de voir que plus de la moitié de l’arbre n’est pas récupérée; on en prend une partie, et sur place, on tranche quelques morceaux en planches. Ils ont, pour ce faire une scie assez spéciale qu’ils peuvent transporter dans la jungle et qui agit comme une petite scierie mobile. L’équipement est très ingénieux. Mais je me répète, il est attristant de voir un arbre, majestueux et si beau dans toute sa blancheur, qui fait jusqu’à 60 mètres de haut, laissé là, abandonné, et qui va pourrir.
En route, je questionne un peu nos deux guides sur leur vie, sur leur moyens de subsistance; j’essaie de na pas être trop indiscret, et je pose des questions. Ainsi j’apprends que notre guide principal, Ouch Lina, celui qui a sa carte de compétence, est originaire de la province de Kratie et qu’il est venu dans la province de Ratanakiri afin de trouver un emploi, mais surtout, parce que ses parents avaient décidé de s’y installer. Ses parents sont fermiers, cela veut dire qu’ils ont peut-être un petit hectare de terre où ils cultivent des arbres de cashew et des manguiers. Quand il est arrivé dans cette région, en l,an 2000, il a commencé par être camionneur et il transportait des marchandises en provenance du Vietnam, du riz, des légumes, des poissons fumés et séchés, et autres matières alimentaires.
Il n’est pas marié, mais avoue avoir une petite amie. Les parents de la fille ignorent leurs fréquentations, mais il souhaite un jour que tout cela soit connu et que leur choix, celui de se marier, d’ici peut-être 2 à 3 ans, soit accepté par les parents. Il a quitté l’école en 8 ième année; et sa copine fait des études plus avancées et elle souhaite terminer son baccalauréat au lycée.
Lina semble avoir une détermination qui est grande. Il n’a jamais cessé de travailler, ni non plus d’aider ses parents sur la ferme, quand il en a le temps. En 2001, il a quitté son emploi de camionneur afin de travailler comme gardien de nuit de la maison d’un docteur américain, M. Berry, qui a été en poste pendant deux ans à Ban Lung. Cet emploi lui a donné, me semble-t-il, l’opportunité qu’il recherchait. D’une part il a reçu un assez bon salaire, ce qui lui a permis de faire quelques économies. D’autre part, comme il travaillait la nuit (les gardiens de nuit dorment une bonne partie de la nuit, s’entend), il a décidé d’apprendre l’anglais. Ainsi chaque jour, pendant cette période de deux ans, il prenait des cours d’anglais juste avant d’aller travailler chez l’Américain. Il me dit qu’il le faisait tous les jours de 4 à 5, avant d’aller prendre son travail de gardien de nuit vers 5 heures. De plus, tout cela lui permettait de travailler avec ses parents à la ferme durant le jour. Ainsi, quand l’Américain est parti et qu’il a perdu cet emploi, il a, avec ses économies, acheté une moto usagée, et commencé à faire du taxi et offrir ses services aux touristes étrangers. Il parle suffisamment bien l’anglais pour cela; il nous a entretenu toute la journée. Puis il a décidé de suivre une formation pour devenir guide. Ainsi aujourd’hui, offre-t-il ses services comme taxi et comme guide. Il semble, même si c’est difficile, qu’il gagne assez bien sa vie. Il a un petit avantage en ce moment parce que les guides, avec cartes de compétence, ne sont pas très nombreux. Il s’est construit avec ses parents une petite maison avec du bois récupéré qui n’est pas d’une grande qualité. Mais cela tient le coup, contrairement aux maisons en bambous que d’autres construisent, comme notre guide Krüng par exemple; ces maisons s’effondrent au bout de trois ans et doivent être reconstruites.
Cette histoire de Lina ressemble un peu à celle de notre autre guide, Bunlong, avec qui nous avons fait le trekking de trois jours. Celui-ci est aussi un obstiné, et un entrepreneur. Son histoire le démontre bien. Quand je lui ai demandé comment il avait appris l’anglais, il m’a répondu qu’un jour, il était âgé de 20 ans, il a quitté la maison pour aller travailler en Thaïlande. Il y était resté trois ans, faisant tous les métiers, mais surtout apprenant l’anglais et la langue thaï. Quand il est rentré au Cambodge, il a d’abord été garde du corps de quelqu’un d’important à Phnom Penh. Mais il a risqué sa vie une fois et cela l’a complètement découragé du métier. Il s’en est sorti, du fait de sa connaissance des langues, quand il a pu obtenir un emploi de serveur dans le restaurant d’un grand hôtel de Phnom Penh. Il a aussi servi comme barman, et a ainsi gagné encore en habileté langagière. Il a aussi appris ce métier nouveau de service à des clients dans un cadre touristique. C’est là qu’il a décidé d’aller à l’école de tourisme et d’hôtellerie. C’est dans le même hôtel qu’il a rencontré un jour la femme avec laquelle il s’est marié un peu plus tard. Ses parents sont de la province de Ratanakiri et c’est ce qui a influencé le couple à quitter Phnom Penh et à venir s’installer à BanLung. Ils vivent encore chez ses parents à lui.
Quand il est arrivé, il a d’abord travaillé comme guide au Montain Guest House; mais il a été remercié un an plus tard. Trop fier, et trop orgueilleux, comme il le dit lui-même, il n’a pas envisagé retourner à Phnom Penh, car tous ses amis se seraient bien moqués de lui. C’est à ce moment qu’il s’est dit qu’il devait travailler comme guide indépendant, et offrir ses services directement aux touristes, ou aux hôtels qui pourraient avoir besoin de lui. Ainsi, il va à l’aéroport quand l’avion de Phnom Penh arrive, c’est-à-dire trois fois par semaine. Il sollicite directement les touristes. Il a une carte d’affaire, et aussi un téléphone portable. Il n’a pas encore de bureau, mais y songe sérieusement, puisqu’il a aussi demandé à sa sœur, qui parle chinois et japonais, de venir le rejoindre et s’associer avec lui. Sa femme ne parle pas l’anglais, cela cause problème, mais elle peut s’y mettre.
Il a tout ça en tête quand il vous parle de son métier et de son entreprise de Guide Touristique. Il est, je crois, extrêmement sérieux, méticuleux, avisé, et aussi très attachant, et je le crois honnête et probe. Il a de bonne qualité, et il nous a semblé aussi très attaché au développement de sa région, et nous l’avons senti très sensible à la situation des populations minoritaires et des questions relatives à la santé et à l’éducation. Bref, c’est un vrai petit entrepreneur, très déterminé.
Pour cette journée de trekking, nous avons un deuxième guide; en réalité, c’est lui le guide véritable puisque il est Krüng et que nous sommes en milieu Krüng. Son nom est Chiang, il a 30 ans, est marié depuis deux ans seulement et il a deux enfants, un garçon et une fille. Il a construit sa propre maison faite de bambous, et il est fermier; il cultive un hectare. Il plante du riz en saison des pluies et cultive les arbres à cashew en saison sèche. Aujourd’hui sa femme travaille dans le champ et elle coupe les herbes entre les arbres à cashew. Son père est décédé, on dit ici de maux d’estomac; il a été très malade. Il nous dit que demain lui aussi va travailler aux champs et couper les mauvaises herbes avec sa femme. Il possède une petite moto; elle lui sert pour ses déplacements et le transport de marchandises. Son frère plus âgé l’accompagne aujourd’hui car celui-ci voulait connaître le sentier que nous allions prendre. Les deux frères se disent que l’un comme l’autre pourra par la suite servir de guide quand il y aura plus de demande. Mais leurs ambitions sont très limitées du seul fait que ni l’un ni l’autre ne parle anglais.
Le soir, c’est la saint Sylvestre. L’hôtel des Terres Rouges a bâti une soirée et un menu spécial. Tous les clients sont invités; on annonce soirée de danse. Mais nous sommes repus. Nous participons au dîner, je crois bien que presque tous les clients d l’hôtel sont présents, il y a une bonne ambiance, nous discutons un moment avec Pierre-Yves qui vient de rentrer de Phnom Penh avec des clients suisses; mais nous allons nous coucher tôt. Ce n’est pas que nous n’avons pas le cœur à la fête; mais nous avons eu notre fête depuis près de 2 semaines. Nous ne cherchons pas la piste de danse à tout prix, ni la compagnie des autres touristes présents. Un peu sauvages direz-vous? C’est un peu ça.
Le 1 janvier 2005.
C’est toujours drôle d’indiquer l’année d’une nouvelle année pour la première fois. Bien oui, nous sommes en 2005, et pas malheureux du tout. La journée s’annonce belle; et surtout reposante. Nous avons décidé de ne rien faire pour une cinquième fois. En résumé de cette vacance, nous aurons voyagé 5 jours, fait du trekking 5 jours, et glandé 5 jours. Pas pire non. En tous les cas, cela correspondait à ce que nous recherchions, et nous l’avons trouvé.
Ce matin j’ai convenu avec Chenda, la co-propriétaire des Terres Rouges, de réaliser avec elle une entrevue filmée. J’ai envie de mettre dans ce livre éventuel, sur notre expérience au Cambodge, un chapitre sur des histoires de vie. Pierre-Yves hier, Chenda aujourd’hui. Et j’en ai quelques autres en tête. Chenda, comme Pierre-Yves d’ailleurs, ont été surpris de cette demande d’entrevue. J’ai l’air de jouer au journaliste; mais il ne s’agit pas du tout de cela. Je crois sincèrement que si j’écris un livre sur le Cambodge, il ne s’agira pas que de cela. Il s’agira à la fois de récits de voyage, d’anecdotes, d’impressions et états d’âme personnels, d’analyses de certain contexte politique, social et culturel dans lequel nous baignons pendant quelques mois, et pourquoi pas, également, de sorties du côté de la poésie, de la peinture, de la photo. Le genre m’importe peu. J’écris très librement. Il faudra bien un jour que je me relise et que je vois ce que je peux faire avec tout cela. Je n’ai aucune idée en ce moment si cela peut avoir un quelconque intérêt pour une éventuelle publication.
C’est une entrevue, celle réalisée avec Chenda, et si je veux m’exprimer comme le prof que j’ai été, qui a été très sympathique, et surtout, très franche, très ouverte. Elle n’est pas difficile à interroger, elle se livre facilement, elle entre dans le propos de l’interviewer avec naturel et aussi, je dirais, avec sympathie pour le projet que j’ai en tête, et cela, même si elle n’a aucune idée de ce que je ferai avec ces textes et images. Ah oui! J’oubliais de le dire, j’enregistre et je filme, puisque je n’avais jamais imaginé interviewé des gens; aussi ai-je laissé mon magnétophone à Massies. J’enregistre avec mon camescope. Le parcours de cette fille est assez exemplaire d’une certaine façon; mais surtout il est différent de celui de d’autres filles cambodgiennes. Elle est khmère d’abord. Travailleuse en bas âge, études universitaires, travaux en gestion de toutes sortes,… un jour elle s’est marié avec un Français, Pierre-Yves Clais. L’aventure a commencé alors. Je crois qu’elle m’a livré un récit fascinant de sa vie; on en jugera quand je l’aurai écrit.
C’est notre dernier soir aux Terres Rouges; nous avons commandé un menu spécial, « amok » pour moi; canard salé-sucré pour Anneli. Une dernière bouteille de Bordeaux, le tour est joué, la messe est dite. Nous quittons Ratanakiri demain matin tôt.
Le 2 janvier 2004.
Nous partons tôt en effet. Mais le parcours nous semble beaucoup plus court que lorsque nous sommes venus. Nous atteignons le croisement de la route qui va à Stung Treng vers midi, et nous choisissons d’aller manger au boui boui du coin. Quel est ce sentiment que j’éprouve à chaque fois que nous nous arrêtons dans ces endroits? Je vois bien que je m’y plais; je vois bien que tout n’est pas conforme à nos normes d’hygiène et de propreté, que le service est parfois lent, souvent très désinvolte, mais aussi et le plus souvent, si charmant, si proche de nous; surtout lorsque Anneli commence à leur parler en khmer. Elle sait je crois maintenant au moins 200 mots; ce sont de vraies conversations maintenant, j’exagère à peine. Cet effort qu’elle fait pour leur parler dans leur langue nous vaut mille sourires et lui vaut mille signes de sympathie et d’encouragement à continuer à apprendre leur langue.
Mais il y a aussi dans ces boui boui un quelque chose de simple, de naturel, de convivial très souvent; quand Hom par exemple se met à parler avec tout un chacun autour de nous. Il y a une forme de sociabilité qui se crée spontanément. Il n’y a pas de prétention non plus dans les manières de faire des gens qui servent, ou dans les menus, si menus il y a. Le décor se réduit à sa plus simple expression; et le plus souvent on trouvera les murs placardés d’affiches de toutes sortes, aux couleurs criardes, et portant des sujets qui n’ont rien à voir avec l’endroit. Ainsi ce midi, je vois cette annonce où une Mercedes-Benz est placée à côté d’une bière Tiger, la bière phillipinoise, je ne vois pas le rapport. Des annonces de Nokia aussi; tout le monde connaît le pays d’Anneli. Quand elle dit Finlande, on lui dit Nokia, c’est instantané. Des murs crasseux aussi, qui n’ont jamais été peints, ou repeints, dont les enduits s’écaillent, se fracturent, moisissent, tombent par plaques, et offrent au regard tristesse et ennui. Souvent il n’y a pas de plancher en dur, nous sommes sur la terre, et nous côtoyons les poules et d’autres animaux domestiques qui n’ont pas vraiment bonne mine. Mais je ne sais pas pourquoi tout cela me plaît tant. Et je ne serais pas porté à dire comme Elvis Gratton : « T’as vu! La poule vient d’entrer dans leur maison ». Non il me semble que la poule y a sa place.
Oui, les petits boui boui, si on sait les dénicher, si on sait s’assurer au minimum que l’endroit est assez propre, on est à raz de terre, on entre dans la vie toute simple des Cambodgiens. Et pour peu que l’on parle un petit peu leur langue, l’endroit devient encore plus attachant, parce que ce sont les gens qui nous y attachent.
Nous arrivons à Kratie en fin d’après-midi, le soleil n’est pas encore couché, nous pourrons profiter de cette vue imprenable, que nous avons de notre hôtel, sur le soleil se couchant sur le Mékong. Le rougeoiement est infini, l’astre s’éteint tout doucement; il devient alors tout rouge, d’un rouge qui flamboie, avant de disparaître à l’horizon un peu brumeux. Les quelques barques de pêche qui arrivent tardivement se fraient un passage dans la longue trace de lumière de ces millions d’étoiles jaunes et rouges qui scintillent à la surface de l’eau. J’ai le temps de prendre une douzaine de clichés, je verrai le résultat, plus tard à l’hôtel, quand je téléchargerai tout cela sur mon ordinateur. La nuit est douce, comme toutes ces nuits que nous avons passées au Cambodge.
Le 3 janvier 2005.
La route va être rapide aujourd’hui. Nous avons hâte de rentrer à la maison. Hom est en verve, c’est dommage que je ne puisse enregistrer, ou simplement me rappeler, tout ce qu’il nous raconte. On le sent très attaché à sa culture, à ces mille petits riens qui orientent leur vie, leur donnent un sens, et expliquent pourquoi ils sont comme ils sont. Il nous parle de son père, qui travaillait aux champs, dans les rizières, de lui-même aussi à différentes époques de sa vie. Il lève le voile un peu sur des moments de sa vie que j’interroge du regard, mais sans que jamais je ne lui pose explicitement les questions : qui es-tu, que faisais-tu pendant la période Sihanouk, pendant la période Lon Nol, pendant la période Pol Pot, et par la suite? Il a tout fait, travaillé aux chemins de fer, conducteur de camions, commando spécial dans l’armée de la compagnie des chemins de fer, travaillé dans les rizières, à construire des digues, sous les Khmers rouges, période où il a été chef de groupe des « refusés », comme il dit. Je comprends après quelques minutes, que ces « refusés » sont tout simplement des réfugiés, revenus de Phnom Penh dans leur village natal, et qui étaient déconsidérés par les Khmers rouges, parce que ayant abandonné la terre pour aller se perdre dans les diableries et les embourgeoisements de la ville maudite.
Pour sûr, ce sera un grand moment quand je pourrai lui parler avec ma caméra.
Attendez un moment, c’est justement lui qui m’appelle à la porte.
Je dois maintenant inscrire le 4 janvier 2005.
Pourquoi? C’est que Hom vient de m’annoncer que, contrairement à ce qu’il pensait, son contrat avec DSF ne se termine pas le 7 janvier 2005, mais le 31 décembre 2004. Il vient donc d’être mis à pied. Je n’insiste pas là-dessus; mais je sais qu’il ne s’entendait pas avec la directrice de DSF.
Je lui demande comment il se sent, vous savez le genre de questions que l’on pose chez nous quand quelqu’un vient de perdre son job. Il me répond qu’il se sent bien et que sa grippe est passée. Il était grippé hier. Il n’a donc pas compris ma question. Alors je dis : non je ne veux pas savoir comment ton corps se sent, mais ta tête, elle, comment elle se sent, et ton cœur, lui. Finalement il comprend que je suis sur une autre longueur d’onde. Quelles émotions t’agitent, lui dis-je, es-tu triste, de quitter un job comme ça, sachant que tu n’as rien d’autre en avant de toi? Il a 60 ans, quelles chances a-t-il de trouver un autre emploi? Mais la question ne se pose pas pour lui; il a une sorte de philosophie de la vie qui m’époustoufle; il me dit tout simplement : « C’était prévu ». Au sens où, s’il a dû ressentir quelque chose, cela a dû se passer avant, c’est donc intégré. C’est accepté, son sort était fixé depuis quelque temps; c’était connu, c’était fatal. C’est ce que je sens dans sa réponse. Bla bla bla.
Je dois maintenant faire une entrevue filmée avec lui. À plus tard.
Je suis resté trois heures avec lui. Et je suis un peu beaucoup ému, et aussi, il faut le dire, bouleversé. Et cela n’est pas tant à cause de l’entrevue qui a porté sur quelques tranches de sa vie, mais à cause de la question que je lui ai posé en fin de rencontre : « Pourquoi t’a-t-on mis à pied de DSF »? Et de sa réponse : « C’est de ma faute, je suis responsable ».
Je tente de digérer cette réponse, je réfléchis, comme il le dit lui-même si bien parfois, je reprendrai cela quand je transcrirai l’entrevue. Mais pour briser le suspense, je considère qu’il n’est pas responsable de ce dont il dit être responsable. Et je suis un peu amer de voir qu’il perde son emploi à cause de cela. Voilà. Mais il a une conception de ce que l’on appelle nous « responsabilité » qui va bien au-delà, je crois, de ce que nous entendons par là. C’est tellement plein, complet, lourd, soumis, aliéné presque, bref, si responsable, que je suis resté sans mot.
Robert Carrier